La quarantaine


Jeudi 8 Octobre 2009 - 00:00
GLADYS Matar



La quarantaine
lle s’appelle Bahia… Elle vient tout juste d’atteindre la quarantaine… Et c’est ainsi que se termina son âge hypothétique, virtuel…
C’est vrai qu’elle est très belle, d’une physionomie bien jolie, armée d’une féminité imprégnée de calme et de quiétude… En plus de ceci et de cela, elle est polie, respectueuse et instruite… Mais en notre société, il n’y a aucune intercession, ni pitié pour celle qui dépasse la quarantaine (dans le célibat)…
D’ici très peu, il serait très dangereux pour sa santé, au cas où elle se marierait et qu’elle aurait un enfant, compliquant encore plus son existence… Dans le cas où elle adopterait une fille ou un garçon, sans qu’elle soit mariée, c’est toute sa réputation et son honneur qui sont mis en cause…
Lorsqu’elle est typologiquement et socialement classifiée, il serait déconcertant et gênant de la mettre dans la catégorie des jeunes… Encore plus, si on la met dans la case des mariés très âgés… Quand un homme, veuf, ayant soixante ou soixante-cinq ans, ou divorcé, ayant des enfants à charge, ou tout simplement vieux, voudrait se marier avec elle, elle devient alors un modèle exemplaire qu’on pointe du doigt… Mais si jamais, elle hoche sa tête, négativement, refusant ces cas spécifiques de mariages, elle serait qualifiée d’imbécile, de sotte, d’idiote, pour avoir s’être fait perdre ses dernières chances…
Dans notre société, Bahia ressent lourdement le poids de l’âge… Chaque année qui passe, voire, chaque minute, la poussent vers les frontières de l’abîme de la quarantaine…
Après ce stade, les petits rêves individuels commencent par tomber, comme ces feuilles de l’automne…
Ce qui était douloureusement acceptable et admissible, devient alors raisonnable… Ce qu’elle croyait n’être point fait pour elle, demeure, aujourd’hui, être sur mesure pour elle, exactement, et à sa convenance…
Même les couleurs de ses vêtements, celles attirantes, ne sont plus un souci, elle ne s’y attarde pas, perdant le goût, car, pense-t-elle, « à quoi cela peu l’emmener ? », « à rien ! », se dit-elle… Elle choisit donc les moins attrayantes… Ses robes sont plus longues que ce qu’elle portait encore dans un passé bien récent…
De même, son grimage s’oriente vers le minimum, elle ne se maquille plus comme avant…
Et si aujourd’hui, Bahia n’en ressent que peu d’enthousiasme, c’est que sa mère, à cet âge, tressait sa chevelure, la rejetant en arrière, derrière sa nuque, laissant apparaître ses bien blanches mèches de cheveux, sans qu’elle en fût timorée…
Chaque soir, Bahia s’assoit devant son miroir, après avoir fini ou s’être débarrassée de son travail bureautique exténuant… Elle y médite les lignes qui, ressemblant de plus en plus aux rides, se font apparaître autour de ses yeux, ainsi que les taches marron, bien que superficielles, qu’elle ne cesse de combattre amèrement et de toutes ses forces… Par contre, les cheveux blancs, rampant avec lenteur autour du front et des tempes, ne la troublent plus, puisqu’elle a choisi de les colorer joliment chaque mois…
Il est vrai que celui qui la voit ne peut deviner sa quarantaine… Il lui donne moins que son âge… Tout simplement, parce qu’elle continue de prendre soin d’elle-même, telle une fille de vingt-cinq ans… Mais, malgré cela, qui des voisins, ou des proches, ou des amis (es), ne connaissait pas son âge véritable ?... Et qui des étrangers à son entourage ne pouvait le savoir ?... Il y en a qui pourraient jusqu’à connaître l’année, le mois, le jour et l’heure de la naissance de Bahia…, même s’il leur faudrait interroger les gens ça et là… Donc, s’y dérober ou se camoufler ne servirait à rien…
Il était arrivé à Bahia, durant ces trois dernières années, de faire la connaissance de plusieurs hommes qu’elle rencontrait chez des amis ou des proches… Ils étaient venus, eux-mêmes, pour mieux la voir de près, avec, en perspective, l’idée qu’elle serait, peut-être, un jour, l’épouse que chacun d’eux cherchait…
Une fois parmi d’autres, une de ses amies l’avait invitée chez elle… Là, Bahia trouva un homme vêtu de ses plus beaux et élégants habits, en train de donner libre cours aux doigts de sa main qui égrenaient un chapelet précieux… Elle en éprouva de la répugnance et du dégoût… Car, les regards de cet homme étaient si cyniques qu’elle ne pouvait les supporter…
Il ne s’arrêta pas là… Il ne faisait qu’énumérer ce qu’il possédait comme biens, résidences et propriétés… Il leur donnait de l’ampleur, de même pour ses comptes bancaires…
Et dès qu’il sortit du domicile de l’amie de Bahia, cette dernière ne put s’empêcher de dire : « Pouah !... Ouf !... »… Elle rajouta en pleine figure de l’amie « serviable » :
-« Cet homme est affreux, dégoûtant et repoussant !... Il n’a aucun sens moral !... Et … »…
- « Ô Arrogante et insolente que tu es !... Que dis-tu là ???... Le refuserais-tu pour ce que tu vois comme raisons, alors qu’elles sont futiles ???... »…
- « Des raisons futiles ???... Qu’est-ce qui me pousserait à me marier avec un homme de la sorte ???... Hum !.... »…
Elle répondit à Bahia sordidement :
- « Il ne te sollicitera, ni n’insistera pas à ce que tu lui donnes des enfants, ô ma chère !... Le nombre d’enfants qu’il a déjà dépasse cinq !... Et il… »…
Bahia, stupéfaite et perplexe par ce qu’elle vient d’entendre, sortit, ne laissant point à son amie de terminer ce qu’elle voulait dire…
Son âge hypothétique et virtuel prenait fin… Celui des grossesses, de la procréation et de l’éducation des enfants… Signes d’une jeune femme fertile et féconde donc !... C’est ce que dit notre société… Qu’elle se cogne contre un mur, consternée, c’est sa défaite dans la vie !!! … Qu’elle accepte, admettant : « L’ombre d’un homme vaut mieux que celle d’un mur !... »…
Mais quelle sorte d’homme ???... L’important et l’essentiel est qu’elle ait une « ombre » sécurisant cette existence légale et légitime….
Bahia répondait toujours aux invitations amies pour assister aux cérémonies de mariages… À chaque fois, elle éprouvait de la récession et de la solitude… Elle commence à ressentir que le problème réside peut-être en elle, que ses conditions et les affinités qu’elle demandait pour un mariage étaient difficiles à accepter, ou qu’elle n’est pas capable de changer son train de vie auquel elle s’est habituée depuis longtemps…
Elle a pourtant beaucoup plus d’élégance que ses amies et copines mariées… Elle a plus de temps et de considération qu’elles pour s’occuper de tout ce qui est culturel… Pourvue d’une longue haleine, il se peut qu’elle les surpasse en palabres et en discussion, quel que soit le sujet… C’est parce que la vie conjugale et en famille ne leur laisse aucun répit, ni le temps de s’occuper de telles choses…
*
Une fois, Bahia répondit, après maintes hésitations, à une invitation pour assister à une des expositions d’arts plastiques et de beaux-arts qu’organisait « la ligue culturelle de la municipalité »… Et là, ce qui l’a attirée le plus, ce fut l’artiste lui-même, plus que ses tableaux… Elle fut médusée par sa façon d’expliquer et de commenter ses chefs-d’œuvre De même par les gestes et mouvements qu’il opérait de ses mains bien « veineuses » sur la surface de l’étoffe si bien encadrée… Il ne faisait que donner ses points de vue sur le choix des couleurs, sur ce qu’elles représentent, sur les parties illuminées, les idées et les sens qui s’en dégagent…
Pendant qu’elle regardait avec attention ses gestes, le dévisageant de la tête aux pieds, écoutant rêveusement ce qu’il disait, s’en allant avec lui « corps et âme », harmonieusement, elle comprit qu’il lui plaisait depuis le premier instant… Un amour orphelin retardataire…, il se peut, venant, accouché « mort-né »…

Le jour suivant, Bahia revint pour revoir l’exposition… Cette fois-ci, elle interrogea « son » artiste sur chaque tableau, minutieusement… Même les petits détails l’intéressaient… Ce qui attira l’attention de « son » homme… Les regards de celui-ci n’étaient braqués que sur elle… Enfin, il lui demanda une rencontre, tous deux, autour de deux tasses de café…
- « Es-tu mariée ?... »…
- « Euh… Non !... Pas du tout !... Sinon, pourquoi serais-je venue au rendez-vous?... »…
- « Pardon !... La plupart de mes amies sont des mariées… Nous nous comportons normalement et naturellement, sans toute idée préconçue… Tu sais, c’est ce qui nous fait plus importants que toutes ces catégories qui ont des arrière-pensées !... »…
- « Dois-je me classer la première à avoir forcé les caractéristiques de tes amitiés ?... »…
- « Ce n’est point nécessairement çà !... Toutes les étudiantes auxquelles je dispense des cours ne sont pas des mariées !... Tu as le même âge qu’elles, je suppose !... »…
Elle répondit, troublée :
- « C’est possible !... De toutes les façons, tu n’es pas très loin de l’âge de la jeunesse !... »…
-« Non !... Non !... Mon apparence ne doit pas t’induire en erreur !... J’ai la cinquantaine !... »…
-« Oh !... Mais vous paraissez avoir moins que votre âge !... »…
Les rendez-vous de Bahia avec son artiste peintre si attirant se multiplièrent… À chaque fois, elle sentait une harmonie entre eux, et une compréhension qui s’amplifiait…
Enfin, elle venait de briser le carcan de la quarantaine, pour vivre une vraie vie, palpitant au rythme de son cœur, pleine de bonnes sensations très variées…
-« Je voudrais te faire voir mon atelier !... »…
Elle enchaîna, avec un enthousiasme apparent :
-« Très bonne idée !... »…
Là, Bahia découvrait le « harem » du grand artiste… Des femmes nues, allongées dans des bains turcs, d’autres, dans des positions et dispositions appelant à l’interrogation, des tableaux muraux, plus grands, représentant le « haremelek », avec tout ce qu’il comporte comme toiles « brocart », des turbans brochés, …, des eunuques, et des yeux (regards) furtifs…
-« Ce que tu vois là sera l’objet de ma prochaine exposition… Qu’en dis-tu ?... »…
-« Mais pourquoi as-tu choisi spécialement ceci ?... Euh !... Je voulais dire quelle est la relation entre cette exposition et la précédente ?... »…
-« L’exposition précédente était moi, et celle-ci, c’est aussi moi !... »…
-« Oui, mais pourquoi des femmes du « haremlek » turc ?... »…
-« Je ne sais pas… Je la vois comme un autre monde, mystérieux, beau, plein de passions et de folies d’amours !... »…
-« En es-tu émerveillé ?... »...
-« Oui !... Je voulais dire… Je ne sais pas… N’y a-t-il pas un « haremlek » prodigieux à l’intérieur de tout homme ?... »…
-« Même chez l’homme de cette époque contemporaine ?... »…
-« Et quelle est la différence ?... L’homme, a-t-il changé, pour que change le Temps ?... Je voulais dire, l’homme s’est-il transformé entièrement, pour que change cette ère que nous vivons ?... » ...
-« Je crois que oui !... »…
-« Et moi, je ne le pense pas !... »...
Entre ce qu’elle croyait et ce qu’il pensait, il y avait une grande différence… Un écart qui pourrait détruire l’amour dans son berceau, de même, porter l’admiration et ces conjectures troublantes vers une répugnance aveugle et sourde…
*
Lorsque Bahia termina sa quarantième année, elle n’éteignit qu’une seule bougie… Non pas à cause de son manque d’audace d’affronter son âge, mais parce qu’elle est devenue plus réaliste…

Après plusieurs mois, elle couve une relation avec un homme respecté et respectueux, d’âge mûr, quinquagénaire, voulant le mariage…Elle ne faisait que répondre aux invitations tant officielles, dans le cadre artistique, que familiales… Tout en marchant côte à côte, sous son aisselle, elle serrait le bras tremblant de cet homme …
Leurs discussions, ou plutôt celles de ce dernier, étaient surtout orientées vers les rapports médicaux, sur les analyses de la glycémie et du cholestérol…
Presque les mêmes sujets se répétaient chaque jour, tandis que Bahia paraissait comme une épouse circonspecte et pondérée… Tout en caressant les têtes des enfants de la famille hôte, elle les interrogeait sur leurs étapes scolaires, puis elle prenait congé d’eux par une bise, très douce, de la la part de « Tante » Bahia…


           

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