Le retour des couvre-chefs


Jeudi 2 Juillet 2009 - 10:39
Ayoub El Mouzaine


Ayoub El Mouzaine* (Hdhod) : L’écrivain égyptien Yahya Haqqi rapporte dans son livre Pages de l’Histoire de l’Egypte une anecdote dont les épisodes se sont déroulés un certain 29 octobre 1932, jour de la fête de la Victoire en Turquie, entre le Président Mustapha Kamel Atatürk et le chargé de mission égyptien en Turquie Abdelmalek Hamza. Ce dernier, qui était un jeune homme distingué et cultivé, n’avait cessé tout au long de la soirée de danser en charmante compagnie.


Le retour des couvre-chefs
Pendant ce temps, le « Père de la Turquie » dégustait quant à lui son vin préféré dans un coin de la salle des fêtes, tout en promenant son regard sur les diplomates et les différents hommes d’Etat, dont les corps tournoyaient tels des derviches tourneurs. C’est alors qu’Abdelmalek passa devant Atatürk en arborant fièrement son « tarbouche » rouge, couvre-chef que celui-ci abhorrait autant qu’il avait en horreur le califat musulman. « Enlevez votre couvre-chef, pardieu ! », lui cria-t-il. Abdelmalek Hamza se retira alors de la soirée et rédigea un rapport détaillé à l’attention du cabinet du Roi Fouad, si bien que l’épisode du « tarbouche » a failli créer un incident diplomatique entre les deux pays.

Le tarbouche est à l’origine une invention grecque. Les Byzantins l’ont adopté et ramené avec eux à l’ouest de l’Asie juste après la conquête de l’Anatolie. C’est ainsi que les Turcs en ont hérité ; les indiens musulmans l’ont par la suite adopté à leur tour pour exprimer leur dévouement envers le Califat musulman de l’Empire Ottoman. Le Sultan Mahmoud Khan le Second l’institua par décret royal comme un accessoire complémentaire de l’habit national turc, de sorte que tous les citoyens le portèrent en dépit de leurs différences religieuses. Il prit des formes et des appellations diverses et servit chez certaines ethnies à maintenir le turban des cheikhs. En ce qui nous concerne, nous avons aussi, au Maroc, notre « tarbouche ». Il ne nous fut pas ramené par les Ottomans. Lorsqu’on commença à le confectionner, avec un rare savoir-faire à Fès, ce ne sont pas les savants religieux qui le portèrent par distinction comme ce fut le cas au Moyen-Orient, ni les soldats par goût du pouvoir comme ce fut le cas en Grèce. Ce sont au contraire les artistes qui l’ont porté, les joueurs de ‘oud et de violon, avec un raffinement qui seyait à leur djellaba. C’est pour cette raison que, lorsque nous étions maghrébins, nous étions dotés d’une grande sensibilité qui nous permettait de composer des mouachahat et de la poésie, et de confectionner les plats les plus délicieux. Mais notre situation aujourd’hui ne se mesure ni à l’or ni à la poussière. Nous sommes devenus tel ce paysan malade qui ne trouve pas le chemin qui mène chez ‘Amer Ibn Thaâlaba Al-Azdi. ‘Amer était issu d’une tribu appelée Bani Ma’ Assama’. Les Arabes de l’ère antéislamique avait coutume de boire de son sang si l’un d’eux était atteint de rage, dans l’espoir d’une guérison ! Il se peut que, entre l’ère musulmane et le calendrier grégorien, les marocains aient choisi de boire d’une ignorance encore plus noire que ce sang et plus sombre que les méandres des abysses.

Si j’ai ouvert cette page d’histoire sous le signe du tarbouche, c’est pour déclarer mon mépris à tous les esprits futiles et mon aversion envers tous ceux qui se targuent de leur pouvoir, de leur argent ou encore de leur généalogie au nom d’une prétendue vertu. Pour ce qui est des esprits futiles, il en est pour eux comme pour Fès la Savante : ce sont ceux-là qui l’ont investie de leur ignorance sans avoir rien retenu de sa science ; ils ont volé, pillé et déployé leur banditisme avec la bestialité de l’homme primitif. Certains parmi eux, qui ont exercé différents métiers de confection, n’ont ainsi pas hésité à faire preuve de malhonnêteté dans leur travail. D’autres au contraire l’ont infiniment soigné. Mais le cœur pleure de désespoir la ruelle de Talâa Sghira**, comme il pleurerait une page de l’histoire habitée par Ibn Khaldoun et traversée par Maïmonide, au vu du profond déclin qu’elle a subi. Quant à ceux qui se targuent de leur pouvoir, de leur argent ou encore de leur généalogie, il s’agit là des illustres familles de Fès ou des tribus berbères de Souss qui soutenaient le Makhzen. Et je n’exclue personne, même pas moi-même, de ce discours, bien que ma généalogie soit issue à la fois des deux branches susmentionnées. Voilà donc des personnes à qui le hasard géographique a souri, engendrant par là les faits qu’on connaît et donnant naissance à des juges et à des savants religieux. Les ministres du gouvernement d’aujourd’hui et leurs chefs de cabinet ne sont-ils d’ailleurs pas les descendants de ces « nobles » qui ont instauré la loi religieuse afin d’imposer un pouvoir économique et social ? Loin de moi l’idée de manifester ici une quelconque opposition politique à leur nomination de la part du pouvoir royal. Ils sont en effet plus à même de traiter des questions d’ordre public ou administratif que le vulgum pecus. Je ne me moque nullement par ailleurs de leur « noble » sang ! Je me contente uniquement de vous dévoiler quelques manifestations de mon hérésie et de ma perdition, loin des méandres de l’histoire de la religion et de la morale. Et je narre à vos oreilles grandes ouvertes les récits d’un vent qui viendrait purifier les nudités souillées.

Le dictionnaire français adopte à son tour le terme « tarbouche » mais lui concède une définition sommaire. Peut-être est-ce parce que les Gaulois –ancêtres des Français- ont depuis toujours accordé peu d’importance aux questions vestimentaires pour se pencher davantage sur les détails élémentaires de la vie quotidienne. Ils n’auront effectivement pas subi, sur ce plan-là, l’influence de la civilisation romaine ou germanique.

De plus, le tarbouche se trouve être une marque déposée chez différentes chaînes de restauration françaises modernes, qui proposent différents choix en matière de cuisine orientale. Je peux comprendre l’amour que voue l’orientaliste Jacques Berque pour ce genre de mets et le soutien qu’il témoigne pour les palestiniens. De même que je me dois de comprendre la position de Sartre, négative toutefois, quant à notre cuisine et à la cause palestinienne. Mais les dires de chacun d’eux n’auront fait qu’effleurer la sagesse en adoptant une vérité politique qu’ils sont en droit de juger juste.
Il me revient alors à l’esprit cette citation de Victor Hugo où il disait : « Dieu a fait deux dons à l’homme: l’espérance et l’ignorance. L’ignorance est le meilleur des deux ». Je n’ai jamais pris son usage du mot « ignorance » comme étant le contraire de la connaissance ou du savoir. Il s’agit là plutôt, à mon avis, d’une volonté délibérée et tout à fait consciente de cette « omission » et de s’abstenir de formuler des jugements quant à certaines questions sensibles qui, au vu de l’obscurantisme qui gagne de plus en plus l’esprit des gens, pourraient dégénérer en luttes fratricides et des discordes qu’elles sont susceptibles de provoquer.

Nous avons longtemps cru au sein de notre société, et sans doute une bonne partie d’entre nous continue-t-elle à le croire, que l’ignorance est un principe religieux ! Cette croyance serait le dénominateur commun des religions monothéistes, de même que le principe du sentiment de culpabilité ou la nécessité du repentir pour obtenir le pardon divin; un laissez-passer qui nous donnerait accès à tout et nous révélerait toutes les causes, y compris les plus délicates d’entre elles : les raisons métaphysiques de l’impuissance sexuelle chez certains croyants qui ont pactisé avec le diable et lui ont vendu leur âme, déchaînant ainsi la colère divine qui se traduira en complications masculines et rigidité pénienne. Et puisque j’ai choisi une épée tranchante pour mener mon combat, il ne saurait m’être reproché que son manche me blesse la paume de la main. Je m’en vais vous expliquer comment j’ai vu dans l’ignorance un principe religieux ou, pour être plus juste, comment les religieux ont fait des textes sacrés un champ de broutement pour un troupeau de vaches folles : ceux-là qui profèrent des imbécilités sur le modèle de gouvernance et l’application de la charia. L’Islam politique d’Ibn Taymiya(1) tout comme les écrits religieux de Baruch Spinoza revêtus d’un halo philosophique autour de la notion de « l’Etat Libre » sont deux exemples probants pour souligner le peu de cas qu’on fait du droit de l’être humain à une vie purement civile. Même le mysticisme (soufisme), avec son raffinement littéraire et poétique, n’est qu’un trompe-l’œil qui veut passer sous silence les aspirations de l’inventivité humaine et son imaginaire fertile en quête d’une existence réelle, différente de celle-ci.

Lorsque j’ai visité l’Alexandrie, je n’ai pas été impressionné comme le fut le commandant ‘Amr Ibn Al-‘Ass du temps de la conquête islamique par cette jolie ville grecque. J’y ai passé d’agréables soirées avec une poignée d’amis et j’ai pénétré sa bibliothèque en savant fessi, avec ma djellaba blanche et mon tarbouche rouge Je me souviens d’avoir rencontré un ami irakien et un autre mauritanien qui portaient à leur tour l’habit traditionnel de leurs deux pays respectifs. Je pourrais prétendre que le mien est plus distingué et chacun d’eux pourrait faire de même. Mais vous savez sans doute mieux que nous que la distinction arabe n’est plus… ainsi en est-il pour le tarbouche, le maqâm du Nahawend, la clairvoyance d’Al-Maârri(2) et la profondeur d’Al-Jahedh(3). Mieux encore, ce que nous avons le plus perdu, c’est la sagesse de nos paroles et la perspicacité de nos raisonnements.

J’ai quitté les jardins des Ptoléméens grecs et leurs colonnes de marbre blanc dans la grande place d’Alexandrie, là où les habitants s’ouvrent sur la mer et sur une histoire riche en brassage des civilisations, pour un Caire où tout le monde vous dévisage d’un air étrange, surtout si vous osez revêtir votre tarbouche rouge au gland de soie noir tombant sur le côté. On vous prend alors pour une espèce d’aristocrate venu tout droit de l’époque des Pachas. Mais je n’étais qu’un simple papillon qui s’abreuvait du nectar d’Ibn Douraid(4) et d’Al-Asmaîi(5) pour aller butiner les fleurs de l’héritage culturel arabe ; ou bien pour réduire en poussière ses misérables petites couronnes et revoir les marques du féminin et du masculin, pour annoncer l’avènement d’une nouvelle ère.

Lorsque j’ai entendu un humoriste marocain dire « l’homme est à l’origine un oiseau et il existe dans sa tête d’autres oiseaux », j’ai remis mon couvre-chef de peur de voir s’envoler les quelques oiseaux qui me restent. J’ai ensuite entrepris de suivre le sentier de l’ironie pour rendre moindre la tragédie de mon cœur. Que diriez-vous donc d’une balade savante et espiègle, qui nous réunirait indéfiniment, afin de retrouver un modèle adéquat capable de libérer la pensée arabe ? Tous avec vos tarbouches, naturellement !


**La petite pente, reliant la porte Boujloud à la place Nejjarine au cœur de la médina de Fès.
(1) théologien arabe musulman, l'un des maîtres du traditionnisme
(2) Poète et philosophe arabe.
(3) Philosophe et écrivain arabe. Il a laissé plus de deux cents ouvrages dont une cinquantaine ont été traduits en français.
(4-5) Philologues et lexicographes arabes.

*écrivain marocain, né à Fès en 1988


           

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