Amina Benbouchta


Lundi 26 Octobre 2009 - 19:41
emarrakech - Christe Jhelil


Le questionnement que suscite l’œuvre d’Amina Benbouchta réside autant dans l’acte de peinture que dans l’usage simple et dépouillé de l’espace du support sélectionné. L’artiste exhume de ses chantiers picturaux les vestiges de l’imaginaire collectif.


Amina Benbouchta
En ce qu’elle ne donne à lire aucune composition narrative ou autre logique discursive, elle déstabilise le spectateur friand des illustrations, des images identifiables, des images-fétiches de ses habitudes.

Car enfin, considérons notre relation à l’art bourgeois traditionnel : ne nous place-t-elle pas, généralement et presque naturellement, par un regard socialement ou culturellement convenu, dans la complaisante posture du spectateur-consommateur passif et réjoui, de celui qui laisse aller son regard toujours dans la même direction, de l’extérieur vers l’intérieur, pour une même lecture consensuelle ? Une œuvre n’aurait-elle donc de sens que dans la répétition formelle du motif ? Le détachement de l’artiste de l’imitation et de l’illusion équivaut-il à nier toute référence au sens et à la forme? Le malentendu tient à cette confusion entre le sens et la forme alors que l’on devrait pouvoir considérer que toute chose ou forme libère à elle seule tout son sens par sa propre présence.

Le débat a fait long feu depuis les années 50 et durant les vingt années qui ont suivi sur la question ; tous les mouvements d’abstraction lyrique, de tachisme, d’informalisme, de nouveau réalisme en Europe, d’expressionnisme abstrait et d’action painting aux USA, qui s’insurgeaient contre la domination des images peintes dans la tradition de l’imitation du monde, convergeaient vers l’idée que la peinture n’avait d’autre sujet qu’elle-même. Aujourd’hui encore persiste le doute et se pressent toutes les interrogations.

Acte de peinture
Dans ce contexte, Amina Benbouchta, héritière de l’histoire de l’art, n’a d’autre alternative que de s’impliquer dans l’acte de peindre en rupture avec l’ordre établi. Son objet est la peinture même. Et elle-même, peintre, est le sujet qui crée l’objet de peinture trace active de l’acte de peindre. A son tour, fille de son siècle, artiste de son temps, elle bouscule la syntaxe picturale en créant ses propres codes, nous incitant à reconsidérer avec plus d’acuité les espaces dont elle s’empare et qu’elle parcourt avec originalité.

Avec son originalité. Elle nous invite à tenter de nouvelles expériences de lecture, connectées à la part d’aléatoire incontournable qui met à l’épreuve notre sensibilité et qui, dans l’approche collective autant que particulière, rend l’œuvre à la fois plurielle et unique. « Peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie: celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l’exotique, mais l’endotique.

Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine. Retrouver quelque chose de l’étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d’un appareil capable de reproduire et de transporter les sons. Car il a existé, cet étonnement, et des milliers d’autres, et ce sont eux qui nous ont modelés. » Georges Pérec, in « L’Infra-ordinaire », extrait du texte d’ouverture du recueil « Approches de quoi ? », Edition du Seuil, 1989.

« Espèces d’espaces »
Pas plus qu’un autre sujet, l’espace n’a à être contraint aux académismes.
Et l’artiste ici met en œuvre un espace inédit en résonance avec la matière et la lumière que traversent la ligne et les signes qu’elle génère. A la surface, ou émergeant des profondeurs des strates picturales, semblent planer des taches colorées et des dessins plus ou moins marqués selon leur rencontre, leur présence ou encore leur recul en arrière-plan, voire leur oubli. Entre les dessins, de larges plages apparemment inhabitées.

Mais l’espacement n’est pas de l’ordre de l’absence ou du vide ; il est de ces silences denses et peuplés de tous les passés qui font réagir le spectateur, qui le capturent subrepticement dans l’invisible réseau des fibres sensibles qu’il tisse avec lui au premier regard. Car c’est dans l’interstice des lignes, dans le creux des formes, dans les relations étroites entre les profondeurs et la surface que se crée le mouvement, comme si l’enjeu consistait à ménager des lieux de circulation et de tension, carrefours de tous les échanges. Les espacements, comme en musique, rythment le jeu visuel qu’il intensifie d’une force nouvelle.

Le peintre traverse des espaces au-delà des œillères du monde dont elle saisit, du quotidien le plus banal, des bribes indécises. Chacun de ses univers flottants est une aventure, fragment d’espaces habités qu’elle redistribue entre les limites du cadre du support dans une construction architecturale toujours renouvelée, visant à l’essentiel, minimale.

Partant, chaque pièce produit un environnement suffisamment ouvert et étendu où l’amplitude de transformation des signes donne forme à une liberté de lecture et de réflexion.

Flux
Dans les profondeurs colorées de la matière mouvante modelée de lumière blanche, la ligne s’insinue, presque prudente, à la fois incisive et hésitante. A la surface, elle affleure. Jeux du dessous-dessus. Continue, discontinue, large, effilée, pesante, légère, la ligne fluide se meut dans un mouvement permanent qui l’empêche de se fixer ouvrant tous les champs des possibles. A peine formée sur la rétine surprise que déjà une image à l’autre se superpose. Apparition. Disparition.

Evanescence. La ligne virevolte qui se fait fleur, se noue, se dénoue, s’enfle et s’incurve, cylindre, corps de vase, galbe d’un jambe ; la ligne tout-à-l’heure courbe brusquement se tend, rectiligne ; elle se plie, se coude, table, cube ou boîte, se fait arête, découpe la surface en plans créant, à peine palpables, des perspectives distraites par les strates de quelques teintes assourdies où dominent les gris et le blanc. Recouvrement. Effacement. Cependant, des ombres frémissantes, presque printanières, poussent çà et là des rouges encore frissonnants, des jaunes déjà éclos…

Nominalisme
Et il y a le mot. Le mot gravé ou peint, lisible ou quasi indéchiffrable, tronqué ou désécrit , soudain ajoute à la rupture de l’acte de peindre, inscrit son propre mouvement de perturbation, détournant le regardeur du chemin qu’il croyait avoir trouvé, brouille le message qu’il croyait avoir déchiffré.

Mémoire collective, itinéraire personnel orientent toutes les lectures : s’agit-il d’ « Hélène » de Troyes et d’un retour sur la mythologie grecque enfouie dans la grande Histoire ? S’agit-il plus intimement d’une allusion affective et intime de l’artiste ? S’agit-il de ses propres cheminements mythiques ? Pourquoi ce mot « father » tracé en anglais ? Pour sa sonorité ? Son image ? Pour un hommage à son père ? A sa propre naissance ? A l’obscure paternité de l’humanité ? Tous les drames sont permis…

Pourtant, pas plus qu’un autre sujet, le mot n’a à être contraint aux académismes.

Au sens littéral, le nominalisme nie toute valeur universelle aux concepts mentaux ; ils n’ont de sens que pour celui qui les considère. Le mot perd également toute valeur musicale commune.

En l’occurrence, il me plait assez, dans mon exploration de l’œuvre d’Amina Benbouchta, de partager à cet endroit la réflexion de Marcel Duchamp : « (…) il est lisible des yeux et peu à peu prend une forme à signification plastique ; il est une réalité sensorielle, une vérité plastique au même titre qu’un trait, qu’un ensemble de traits. »

Les œuvres récentes choisies avec Leila Tazi pour habiter durant quelques semaines sa jeune galerie Espace Souffle à Casablanca, dansent sur la scène du lieu la dernière chorégraphie de leurs signes subtils, élémentaires, concis, plus que jamais maîtrisés dans les épaisseurs de leurs territoires matriciels.

L’œuvre fonctionne comme l’œuf d’où se délivre la vie…


           

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