La végétation, mêlant les influences des climats océanique et méditerranéen, était généreuse - chênes, hêtres, pins sylvestres, oliviers et arbrisseaux. Les terres, arrosées par l'Ebre et le Douro, giboyeuses. Entre le tigre à dents de sabre, l'aurochs, l'ours, le lion, le lynx, la panthère et les hominidés, la compétition pour la vie était féroce.
Accroupi devant l'entrée d'une fosse, Eudald Carbonell, codirecteur de l'équipe de fouilles, montre du doigt une étiquette fixée à un rivet. Pour le profane, un simple numéro. Mais l'oeil de l'archéologue brille. C'est là qu'a été exhumé, en 2007, un fragment de mandibule humaine vieux de 1,2 million d'années. Le plus ancien témoignage de la présence d'Homo jamais découvert en Europe de l'Ouest. Dans cet aven, baptisé Sima del Elefante ("gouffre de l'Eléphant") parce qu'y a été trouvée une molaire de mammouth, a été déterrée depuis une phalange de main provenant sans doute du même individu, un adulte mâle d'une trentaine d'années. Quelques outils de pierre taillée également.
Un bout de mâchoire, un os de quelques centimètres de long... Pour les paléoanthropologues, un trésor. Car ces reliques invitent à réécrire l'histoire du peuplement de l'Europe. On savait jusqu'ici que l'Eurasie avait été occupée par vagues migratoires successives, en provenance du berceau africain. La première remonterait à au moins 1,9 million d'années. D'autres, plus récentes et moins certaines, se seraient produites à partir de l'Afrique, mais aussi de l'Asie. Jusqu'à l'arrivée de l'homme moderne, Homo sapiens, parti de son foyer africain voilà 200 000 ans et parvenu sur le Vieux Continent il y a 40 000 ans.
Mais, pour le peuplement ancien de l'Europe occidentale, les pistes restent brouillées. Un temps prétendant au titre de plus vieil Européen de l'Ouest, le Français de Tautavel (un crâne de 450 000 ans) a d'abord été détrôné par le Britannique de Boxgrove (un tibia de 500 000 ans). Avant que, au milieu des années 1990, le site de la sierra d'Atapuerca ne livre, dans le gisement sédimentaire de Gran Dolina, les ossements (crânes, maxillaires, côtes, vertèbres...) d'au moins onze hominidés datant de 800 000 ans. Et que les dernières fouilles du site espagnol ne donnent à nos ancêtres européens un coup de vieux de 400 000 ans supplémentaires.
Entre-temps, des fossiles plus anciens encore, de 1,8 million d'années, ont été découverts à Dmanisi, en Géorgie. Ce qui peut laisser supposer que la colonisation de l'ouest de l'Europe s'est effectuée non pas par le détroit de Gibraltar, comme l'imaginent certains préhistoriens, mais à partir de l'Europe centrale.
Qui était donc l'homme d'Atapuerca ? Partageant des traits communs avec les futurs néandertaliens, apparus voilà 250 000 ans (même mâchoire), et avec Homo sapiens (même morphologie faciale), il a parfois été considéré comme leur aïeul commun. A tort probablement. "Tout porte à croire qu'il s'agit d'un rameau du genre Homo resté sans descendance, pense José-Maria Bermudes de Castro, qui codirige les fouilles. Il est sans doute né dans le cul-de-sac que constitue la péninsule Ibérique, et il y est mort."
Une espèce singulière donc, à laquelle les paléontologues ont donné le nom d'Homo antecessor, en référence à l'explorateur aux avant-postes de l'armée romaine. Un éclaireur qui "montre que l'Europe de l'Ouest a eu un peuplement plus précoce et plus important qu'on ne le pensait".
Ce chasseur, qui se servait de galets taillés et connaissait vraisemblablement l'usage du feu, était aussi... anthropophage. C'est ce que révèlent les marques d'incision observées sur les ossements provenant des onze squelettes mis au jour à Gran Dolina, tous des enfants ou des adolescents. Ces marques, semblables à celles que portent les restes d'animaux voisins, montrent que les dépouilles mortelles des jeunes victimes ont été décharnées à l'aide d'un outil tranchant et leur chair consommée. Les crânes de certaines d'entre elles furent fracassés. Et leurs os volontairement fracturés.
Il s'agit là du plus ancien témoignage de cannibalisme. Sans doute n'était-il pas pratiqué, ainsi qu'il le sera plus tard, comme un acte rituel permettant de s'approprier les qualités de la victime, mais plutôt, avance Eudald Carbonell, "afin d'éliminer les descendants d'un clan rival, en raison d'une croissance démographique entraînant une lutte territoriale".
Découvertes par hasard, à la faveur du percement d'une tranchée de chemin de fer minier, et fouillées depuis trente ans, les couches sédimentaires de la sierra d'Atapuerca sont loin d'avoir dévoilé tous leurs secrets. D'un autre gisement, la Sima de los Huesos ("gouffre des ossements"), ont déjà été sortis de terre plus de 5 000 fragments d'une trentaine de squelettes d'hominidés, datant d'environ 400 000 ans et appartenant à l'espèce Homo heildelbergensis, l'ancêtre de Neandertal. Les corps, entassés au fond d'un puits, semblent y avoir été jetés intentionnellement, ce qui pourrait constituer la plus ancienne preuve d'une pratique funéraire. Un biface en quartzite rouge, dont le fil des arêtes atteste qu'il n'avait jamais été utilisé, était déposé parmi les cadavres, en offrande peut-être.
Classé au Patrimoine mondial de l'Unesco, le site d'Atapuerca "est l'un de ceux qui offrent la plus extraordinaire moisson d'informations sur l'histoire des premiers Européens", commente Jean-Pierre Mohen, directeur de la rénovation du Musée de l'homme. Avant sa fermeture provisoire, l'établissement parisien expose une sélection de ces vestiges, dont certains n'ont jamais été présentés. Ainsi de la phalange de main de 1,2 million d'années, d'autant plus précieuse que les os de petite taille sont rarement conservés dans les gisements fossiles.
Autre pièce remarquable : un crâne d'Heidelbergensis, le plus complet de tous ceux retrouvés à ce jour dans le monde, avec sa mâchoire suggérant une septicémie buccale mortelle. Les collections rejoindront ensuite le Musée de l'évolution humaine, qui ouvrira ses portes en 2010 à Burgos.
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"Atapuerca, sur les traces des premiers Européens", jusqu'au 16 mars au Musée de l'homme, à Paris.
Accroupi devant l'entrée d'une fosse, Eudald Carbonell, codirecteur de l'équipe de fouilles, montre du doigt une étiquette fixée à un rivet. Pour le profane, un simple numéro. Mais l'oeil de l'archéologue brille. C'est là qu'a été exhumé, en 2007, un fragment de mandibule humaine vieux de 1,2 million d'années. Le plus ancien témoignage de la présence d'Homo jamais découvert en Europe de l'Ouest. Dans cet aven, baptisé Sima del Elefante ("gouffre de l'Eléphant") parce qu'y a été trouvée une molaire de mammouth, a été déterrée depuis une phalange de main provenant sans doute du même individu, un adulte mâle d'une trentaine d'années. Quelques outils de pierre taillée également.
Un bout de mâchoire, un os de quelques centimètres de long... Pour les paléoanthropologues, un trésor. Car ces reliques invitent à réécrire l'histoire du peuplement de l'Europe. On savait jusqu'ici que l'Eurasie avait été occupée par vagues migratoires successives, en provenance du berceau africain. La première remonterait à au moins 1,9 million d'années. D'autres, plus récentes et moins certaines, se seraient produites à partir de l'Afrique, mais aussi de l'Asie. Jusqu'à l'arrivée de l'homme moderne, Homo sapiens, parti de son foyer africain voilà 200 000 ans et parvenu sur le Vieux Continent il y a 40 000 ans.
Mais, pour le peuplement ancien de l'Europe occidentale, les pistes restent brouillées. Un temps prétendant au titre de plus vieil Européen de l'Ouest, le Français de Tautavel (un crâne de 450 000 ans) a d'abord été détrôné par le Britannique de Boxgrove (un tibia de 500 000 ans). Avant que, au milieu des années 1990, le site de la sierra d'Atapuerca ne livre, dans le gisement sédimentaire de Gran Dolina, les ossements (crânes, maxillaires, côtes, vertèbres...) d'au moins onze hominidés datant de 800 000 ans. Et que les dernières fouilles du site espagnol ne donnent à nos ancêtres européens un coup de vieux de 400 000 ans supplémentaires.
Entre-temps, des fossiles plus anciens encore, de 1,8 million d'années, ont été découverts à Dmanisi, en Géorgie. Ce qui peut laisser supposer que la colonisation de l'ouest de l'Europe s'est effectuée non pas par le détroit de Gibraltar, comme l'imaginent certains préhistoriens, mais à partir de l'Europe centrale.
Qui était donc l'homme d'Atapuerca ? Partageant des traits communs avec les futurs néandertaliens, apparus voilà 250 000 ans (même mâchoire), et avec Homo sapiens (même morphologie faciale), il a parfois été considéré comme leur aïeul commun. A tort probablement. "Tout porte à croire qu'il s'agit d'un rameau du genre Homo resté sans descendance, pense José-Maria Bermudes de Castro, qui codirige les fouilles. Il est sans doute né dans le cul-de-sac que constitue la péninsule Ibérique, et il y est mort."
Une espèce singulière donc, à laquelle les paléontologues ont donné le nom d'Homo antecessor, en référence à l'explorateur aux avant-postes de l'armée romaine. Un éclaireur qui "montre que l'Europe de l'Ouest a eu un peuplement plus précoce et plus important qu'on ne le pensait".
Ce chasseur, qui se servait de galets taillés et connaissait vraisemblablement l'usage du feu, était aussi... anthropophage. C'est ce que révèlent les marques d'incision observées sur les ossements provenant des onze squelettes mis au jour à Gran Dolina, tous des enfants ou des adolescents. Ces marques, semblables à celles que portent les restes d'animaux voisins, montrent que les dépouilles mortelles des jeunes victimes ont été décharnées à l'aide d'un outil tranchant et leur chair consommée. Les crânes de certaines d'entre elles furent fracassés. Et leurs os volontairement fracturés.
Il s'agit là du plus ancien témoignage de cannibalisme. Sans doute n'était-il pas pratiqué, ainsi qu'il le sera plus tard, comme un acte rituel permettant de s'approprier les qualités de la victime, mais plutôt, avance Eudald Carbonell, "afin d'éliminer les descendants d'un clan rival, en raison d'une croissance démographique entraînant une lutte territoriale".
Découvertes par hasard, à la faveur du percement d'une tranchée de chemin de fer minier, et fouillées depuis trente ans, les couches sédimentaires de la sierra d'Atapuerca sont loin d'avoir dévoilé tous leurs secrets. D'un autre gisement, la Sima de los Huesos ("gouffre des ossements"), ont déjà été sortis de terre plus de 5 000 fragments d'une trentaine de squelettes d'hominidés, datant d'environ 400 000 ans et appartenant à l'espèce Homo heildelbergensis, l'ancêtre de Neandertal. Les corps, entassés au fond d'un puits, semblent y avoir été jetés intentionnellement, ce qui pourrait constituer la plus ancienne preuve d'une pratique funéraire. Un biface en quartzite rouge, dont le fil des arêtes atteste qu'il n'avait jamais été utilisé, était déposé parmi les cadavres, en offrande peut-être.
Classé au Patrimoine mondial de l'Unesco, le site d'Atapuerca "est l'un de ceux qui offrent la plus extraordinaire moisson d'informations sur l'histoire des premiers Européens", commente Jean-Pierre Mohen, directeur de la rénovation du Musée de l'homme. Avant sa fermeture provisoire, l'établissement parisien expose une sélection de ces vestiges, dont certains n'ont jamais été présentés. Ainsi de la phalange de main de 1,2 million d'années, d'autant plus précieuse que les os de petite taille sont rarement conservés dans les gisements fossiles.
Autre pièce remarquable : un crâne d'Heidelbergensis, le plus complet de tous ceux retrouvés à ce jour dans le monde, avec sa mâchoire suggérant une septicémie buccale mortelle. Les collections rejoindront ensuite le Musée de l'évolution humaine, qui ouvrira ses portes en 2010 à Burgos.
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"Atapuerca, sur les traces des premiers Européens", jusqu'au 16 mars au Musée de l'homme, à Paris.