De Marseille à Paris, les mots du malaise social


Jeudi 29 Janvier 2009 - 11:50
Le Monde.fr


Ici on embouteille le vin. Là on soigne. Ailleurs, on enseigne. Mais partout, c'est la même inquiétude face à la récession. Le chômage n'est pas loin ; et quand l'emploi est encore là, ce sont les moyens qui font défaut. A la veille de la journée de grèves et de manifestations du jeudi 29 janvier, Le Monde a recueilli les témoignages de salariés qui entendent partager - et faire partager - leur colère.


A Vérac (Gironde), par Luc Cédelle, Claudia Courtois
"Si on ne bouge pas maintenant..."

A Vérac, dans la campagne libournaise, Eliane Sarre veille sur la préparation de la banderole "Faillite Actionnaires Banqueroute". FAB, comme Fonderies et ateliers du Bélier, une entreprise familiale, sous-traitant automobile. En vingt-trois ans d'entreprise - "et toujours au smic" -, la déléguée du personnel CGT a vu le Bélier "toute petite, grossir et peut-être bientôt détruite". Après deux plans sociaux, en 2004 et 2006, la direction a pris des mesures de chômage technique, tout en incitant une centaine de personnes à quitter l'entreprise sur la base du volontariat. Seuls une vingtaine d'ouvriers sont partis. "Ils seraient pas mal à vouloir partir, mais il n'y a pas de travail dehors", souffle Eric Mouche, "vingt-deux ans de boîte". Jeudi, "c'est presque la bataille de la dernière chance". "Si on ne bouge pas maintenant, on ne bougera peut-être jamais plus", renchérit Eliane Sarre. Elle défilera avec ses petits-enfants, "car on fait ça pour leur avenir".

A Nevers
"Je ne resterai pas si les conditions se dégradent"

La visite de la ministre de la santé, Roselyne Bachelot, au centre hospitalier de l'agglomération de Nevers (CHAN), le 12 janvier, n'a pas gommé le malaise dans cet établissement qui emploie près de 1 600 personnes. Infirmier en réanimation, David Boucher a sauté le pas, il y a une quinzaine de jours, pour devenir syndicaliste permanent CFDT. Il craint que la mobilisation soit faible : "Les hospitaliers manifestent très peu. Ils sont dévoués. Le patient passe avant tout", explique-t-il. Jean-Philippe Caramella, 58 ans, chef du pôle réanimation, partage cette analyse : "Les gens pensent avant tout à survivre face à leurs responsabilités et leurs charges de travail." Selon lui, la contestation risque de se traduire d'une autre manière, dans les mois et les années à venir. "En faisant des projections sur le départ à la retraite à 65 ans, la réalité risque d'être faussée. Les gens vont agir en prenant leur retraite plus tôt. Ou en sortant du système d'une façon ou d'une autre. En allant dans le privé ou en travaillant en intérim. Moi, par exemple, je peux m'arrêter de travailler à 60 ans."

A Beaucaire (Gard), par Anne Devailly
"Cinq ans au même poste avec le même salaire"

Salariée depuis seize ans à Moncigale, une entreprise d'embouteillage et de négoce de vin, Michèle Arnaud compte bien "manifester (son) ras-le-bol", jeudi après-midi à Nîmes. "J'ai eu des enthousiasmes, des espoirs, mais maintenant, j'en ai assez", témoigne cette magasinière. "Cela fait cinq ans que je suis au même poste, avec le même salaire, alors même que j'ai obtenu un diplôme universitaire de management industriel en 2008. A 50 ans, cela n'était pas facile de reprendre les cahiers et les livres ! Je l'ai fait, j'ai eu mon diplôme, mais cela n'intéresse personne dans l'entreprise."

Colette Genty, chef d'équipe en logistique, déléguée CFDT, lui emboîte le pas : "Moi, je manifeste parce que aujourd'hui un salarié ne peut plus vivre avec son salaire. Cela fait plus de dix ans que je n'ai vu aucune évolution, pas plus dans ma carrière que dans mon salaire. Nous, les salariés, ne sommes pas responsables de la crise, et pourtant, c'est nous qui risquons notre emploi."

Même son de cloche pour Philippe Bariatti, cariste : "Je suis arrivé en 1994. A l'époque, le travail était fiable. Aujourd'hui, la situation s'est dégradée. Les dirigeants n'investissent plus, on a le sentiment que les seuls gagnants sont les actionnaires qui ont racheté la société. Et en 2009, cela risque d'être encore pire !"

A Paris
"Ni abattus ni désabusés"

Contre la caricature du "prof râleur", Frédérique Bezançon insiste : "Même s'il est de plus en plus difficile, nous aimons notre boulot, nous ne sommes ni abattus ni désabusés". Agée de 32 ans et adhérente au SNES-FSU, elle enseigne l'histoire-géographie au collège Jean-Perrin, dans l'est de la capitale. Un établissement difficile, qui attend en vain son classement en zone d'éducation prioritaire, mais n'a rien d'un fief syndical. Habituellement, seule "une grosse moitié" de l'équipe enseignante se mobilise pour une journée d'action. Cette fois, Frédérique Bezançon s'attend à ce que "la quasi-totalité du personnel, y compris les non-enseignants", y participe.

"Avec la crise, les gens se rendent mieux compte de la nécessité de défendre les services publics", avance son collègue Jérôme Ferec, professeur de sciences de la vie et de la Terre (SVT). Après "le recul de Darcos sur les lycées", il évoque "un espoir de rétablissement du dialogue social". "Peut-être l'ouverture de vraies négociations sera-t-elle enfin possible ?", se demande Frédérique Bezançon.

A Marseille, par Luc Leroux
"Les gens se sentent largués"

Le "démantèlement" de leur entreprise, la filialisation de secteurs d'activité et l'ouverture à la concurrence sont au coeur des préoccupations des cheminots marseillais. "La SNCF veut faire des bénéfices à tout prix, sans voir le long terme, déplore Cédric Portalier, 35 ans, agent de conduite sur TER. Du coup, l'entretien des matériels et des machines est bâclé. Regardez le nombre d'incidents sur les caténaires ! Tant qu'il n'y aura pas de catastrophe, la société ne fera pas machine arrière".

Avec vingt-sept ans d'ancienneté, Bernard Isnardon, agent au poste d'aiguillage de Marseille, ne reconnaît pas l'entreprise dans laquelle il est entré : "Quelle société on laisse à nos gosses ? La rentabilité à tout crin, la précarité partout, l'individualisme forcené ?" Ce cheminot espère que le 29 janvier ne sera "pas qu'un simple coup de gueule collectif mais la première pierre d'une mobilisation qui remettra les salariés au premier plan, avant les profits". "D'accord, il y a la sécurité de l'emploi, mais une fois payés le loyer et les factures, c'est fini. Les vacances, le restaurant, les extras, ce n'est plus possible", confie David, marié, père de deux enfants.

Agent administratif, Alain Candela en vient à regretter les "comportements paternalistes des années 1980 à la SNCF". Il assure n'avoir "jamais senti autant de découragement et de mécontentement. Les gens se sentent largués, découragés, et se demandent ce qui va leur arriver".


           

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