Une enfant a été arrachée à ses parents, à la vie. De retour en France, un autre drame met fin à cette étrange euphorie des survivants ressentie par Carrère. Une femme meurt du cancer, laissant seuls entre eux ses trois enfants et son mari. Ce sera l’occasion (à entendre ici au sens de rencontre, hors de tout opportunisme) pour l’écrivain de croiser la route d’un ami de cette femme, juge comme elle dans un tribunal de province. Il boite aussi, comme elle boitait. A survécu à un cancer. De ça, Carrère se donne la tâche de témoigner, délaissant puis reprenant ce travail. L’auteur présente quelque part un personnage comme étant le positif de Jean-Claude Romand, l’homme au cœur de L’adversaire, une autre histoire vraie. D’autres vies que la mienne est tout entier habité par la vie, mais de cette vie appartenant à ceux que la mort a visité, à ceux qui doivent raconter la mort au chevet des vivants. Avec un art mêlé de discrétion et d’une nécessaire intrusion, Emmanuel Carrère arrive à témoigner du réel tel qu’il est: un monde fait de beauté et de monstres.
Des dettes aussi. Celles que l’on entretient avec sa propre vie, celles qui font intervenir la Loi, celles réelles ou imaginaires qui sont autant d’entraves à la jouissance. Des pages d’ailleurs très belles, non sans rappeler le cinéma de Raymond Depardon, évoquent avec justesse le travail d’Étienne et Juliette, les deux grands juges boiteux qui s’occupent d’affaires de surendettement. La «petite» misère n’en est pas moins grande, et c’est tout à l’honneur de l’auteur de s’être penché tant sur l’ordinaire brutal que l’exception tragique.
Il est aussi question dans ce livre d’injustice, de générosité et de mystère. Cela peut sembler vide, mais disons que la structure est ici respectueuse du récit. Il y a bien sûr l’intelligence mélancolique propre à Carrère qui est toujours présente, ainsi qu’un questionnement tour à tour violent et apaisé sur l’existence, mais une sorte d’amour neuf pour la vie traverse aussi l’écriture, sans céder un pouce à l’exigence de lucidité. Dans une langue se souciant du portrait juste, une langue parfois presque nue, D’autres vies que la mienne parvient à émouvoir et réfléchir les images: sans craindre le mélo, le livre y échappe. Et face à la tristesse: «C’est parce que je crois cela que je suis tellement choqué par les gens qui vous disent qu’on est libre, que le bonheur se décide, que c’est un choix moral. Les professeurs d’allégresse pour qui la tristesse est une faute de goût, la dépression une marque de paresse, la mélancolie un péché. [...] Entre les gens qui ont un noyau fissuré et les autres, c’est comme entre les pauvres et les riches, c’est comme la lutte des classes...». À la vérité.
Quelques emplois
Emmanuel Carrère est né en 1957. Il est à la fois romancier, scénariste, réalisateur. La classe de neige, sombre récit de la cruauté, lui vaut le Prix Femina en 1995. Avec L’adversaire, il dessine le portrait et les contours de Jean-Claude Romand, un homme qui mena une vie érigée sur le mensonge et qui finira par abattre les siens. Carrère s’entretient avec «le monstre», emprisonné bien sûr, pendant quelques temps. Cette histoire est adaptée au cinéma par Nicole Garcia et, plus librement, par Laurent Cantet dans l’excellent L’emploi du temps. En 1987, il remporte le Prix Valery-Larbaud pour Le Détroit de Behring, un livre relativement méconnu ici, secret partagé par les amateurs de SF. Je suis vivant et vous êtes morts: Philip K. Dick, est un essai très brillant sur un auteur souvent mal lu. Carrère a aussi réalisé, entre autres, La moustache, mettant en vedette Emmanuelle Devos et Vincent Lindon. Il n’est pas membre de l’Académie française.
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Auteur : D'autres vies que la mienne
Titre : Emmanuel Carrère
Éditeur : POL
Des dettes aussi. Celles que l’on entretient avec sa propre vie, celles qui font intervenir la Loi, celles réelles ou imaginaires qui sont autant d’entraves à la jouissance. Des pages d’ailleurs très belles, non sans rappeler le cinéma de Raymond Depardon, évoquent avec justesse le travail d’Étienne et Juliette, les deux grands juges boiteux qui s’occupent d’affaires de surendettement. La «petite» misère n’en est pas moins grande, et c’est tout à l’honneur de l’auteur de s’être penché tant sur l’ordinaire brutal que l’exception tragique.
Il est aussi question dans ce livre d’injustice, de générosité et de mystère. Cela peut sembler vide, mais disons que la structure est ici respectueuse du récit. Il y a bien sûr l’intelligence mélancolique propre à Carrère qui est toujours présente, ainsi qu’un questionnement tour à tour violent et apaisé sur l’existence, mais une sorte d’amour neuf pour la vie traverse aussi l’écriture, sans céder un pouce à l’exigence de lucidité. Dans une langue se souciant du portrait juste, une langue parfois presque nue, D’autres vies que la mienne parvient à émouvoir et réfléchir les images: sans craindre le mélo, le livre y échappe. Et face à la tristesse: «C’est parce que je crois cela que je suis tellement choqué par les gens qui vous disent qu’on est libre, que le bonheur se décide, que c’est un choix moral. Les professeurs d’allégresse pour qui la tristesse est une faute de goût, la dépression une marque de paresse, la mélancolie un péché. [...] Entre les gens qui ont un noyau fissuré et les autres, c’est comme entre les pauvres et les riches, c’est comme la lutte des classes...». À la vérité.
Quelques emplois
Emmanuel Carrère est né en 1957. Il est à la fois romancier, scénariste, réalisateur. La classe de neige, sombre récit de la cruauté, lui vaut le Prix Femina en 1995. Avec L’adversaire, il dessine le portrait et les contours de Jean-Claude Romand, un homme qui mena une vie érigée sur le mensonge et qui finira par abattre les siens. Carrère s’entretient avec «le monstre», emprisonné bien sûr, pendant quelques temps. Cette histoire est adaptée au cinéma par Nicole Garcia et, plus librement, par Laurent Cantet dans l’excellent L’emploi du temps. En 1987, il remporte le Prix Valery-Larbaud pour Le Détroit de Behring, un livre relativement méconnu ici, secret partagé par les amateurs de SF. Je suis vivant et vous êtes morts: Philip K. Dick, est un essai très brillant sur un auteur souvent mal lu. Carrère a aussi réalisé, entre autres, La moustache, mettant en vedette Emmanuelle Devos et Vincent Lindon. Il n’est pas membre de l’Académie française.
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Auteur : D'autres vies que la mienne
Titre : Emmanuel Carrère
Éditeur : POL