Question : Vous avez été le premier à traduire « Le Manifeste Internet » vers l’arabe, ce document qui a été le point de départ pour un groupe de journalistes allemands pour lancer sur leur site une initiative que vous avez jugée révolutionnaire en tous points de vue. Comment expliquez-vous cela ?
Réponse : J’ai suivi, et je continue à suivre, avec beaucoup d’intérêt le débat mené en Allemagne par les maisons de presse et d’édition signataires de la « Déclaration d’Hambourg » qui vise à protéger et fortifier la propriété intellectuelle sur Internet, et un groupe d’universitaires et de journalistes qui ont publié le dit « Manifeste Internet ». Je ne vous cache pas l’étonnement que j’ai éprouvé en lisant ce texte. Cela m’a fait penser au « combat pour la culture », qui a opposé Bismarck à l’Eglise catholique et au parti des catholiques allemands, et j’ai renoué avec l’espièglerie de Nietzsche et l’étanchéité de ses textes (exclusivement accessibles aux esprits libres). Je me suis retrouvé face à un document qui dissèque une partie de ce que sera l’avenir du savoir humain et qui annonce, sans sacralité affectée, l’avènement d’une ère où la seule distinction qui puisse être faite entre « la masse » et « l’élite » dépend uniquement de la qualité du travail présenté. Ainsi, il n’y aurait plus de différence entre un journaliste professionnel et amateur mais entre du bon et du mauvais journalisme. De même, il ne saurait plus être question d’un émetteur et d’un récepteur au sens classique du terme, mais d’une soumission totale à un principe démocratique d’interaction, où l’échange serait la garantie de la liberté d’information. Ajoutez à cela l’affirmation du manifeste que le principe même d’existence et de subsistance sur le net est intrinsèquement lié à la nécessité de renouveler constamment les idées et de concevoir Internet comme une réalité à laquelle il est impossible d’échapper. La « génération Wikipédia » est en effet apte à vérifier la véracité d’une source en remontant à l’origine de chaque information, et ce en usant des différentes techniques de recherche et en les revoyant et développant sans cesse. Qui peut donc nier cela ? N’est-ce pas là la véritable révolution ?
Q : Au vu des difficultés que connaissent les droits d’édition sur support papier dans notre pays, pensez-vous qu’Internet soit apte à opérer une ouverture dans le paysage de la liberté de presse et d’expression ?
R : Internet a changé la nature des médias et a brisé le halo mis en place, durant plus de deux siècles, par la presse écrite dans sa relation avec la liberté en général. Nous avons vu, par exemple, comment un quotidien tel que « Akhbar Al-yawm » s’est créé un site internet pour continuer à diffuser auprès de ses lecteurs, après la sentence de suspension dont il a été frappé. Cette initiative a été spontanée car elle a été la conséquence d’une « urgence légale » et n’a pas précédemment répondu à l’impératif civilisationnel de la société du savoir et de l’information. Pour comprendre la valeur des forums de discussion, des réseaux sociaux, et l’importance d’une ouverture première et sans condition sur la toile, nous devons d’abord en saisir l’enjeu : Internet n’est pas un simple outil technique qui sert à faire circuler le savoir et l’information, il est une étape civilisationnelle avancée du développement humain, qui est en train d’ébranler notre ancienne conception des valeurs en tant qu’êtres humains, y compris les valeurs de bonheur, d’amour, de mensonge et même de liberté. Laissez-moi vous montrer comment la liberté d’expression se trouve garantie de manière absolue sur le web : sur le plan pratique, les gouvernements peuvent saisir un journal en papier dans les kiosques et dans les imprimeries, ils peuvent aussi censurer un site ou détruire sa base de données. Mais ils sont parfaitement incapables de mettre fin à la circulation de l’information entre les utilisateurs, en raison de sa complexité (elle peut être sous-forme écrite, audio ou vidéo) et de son caractère infini. En d’autres termes, il est impossible de réquisitionner l’opinion ou de passer sous silence une information sauf si l’on interdit complètement l’accès au service universel d’Internet. C’est là effectivement la seule menace qui peut être brandie devant la circulation de l’information. (Avec humour) Ou bien couper l’électricité et revenir à l’âge de pierre !
Q : La réquisition des opinions et la répression de la liberté d’expression sur le net continue à être monnaie courante dans les quinze pays cités par l’organisation Reporters Sans Frontières (RSF), parmi lesquels figurent l’Arabie Saoudite, la Libye, la Syrie et la Tunisie. Comment nous positionnons-nous, en tant qu’Arabes, au sein de ces changements ?
R : Il est déplorable que l’on soit, en tant qu’Arabes, les plus proches –historiquement et géographiquement parlant- de celui dont les algorithmes développent quotidiennement l’univers technologique ; si nous suivons ces changements en matière de connaissance et de savoir, c’est uniquement de notre position de spectateurs. Tant que nous marginalisons le rôle de l’Homme, en tant qu’individu, l’usage de la technologie demeurera quelque chose de difficile à comprendre avant même d’être mis en application. Nous devons garder en tête que ceux qui acceptent d’entrer sur Internet sont « des personnes ouvertes, tolérantes, indépendantes, responsables et qui croient en l’universalité ». Par conséquent, et à cause de la mauvaise coïncidence de l’Histoire, nous –Arabes- ne sommes pas forcément ces personnes-là !
Q : (Coupant la parole) Ne trouvez-vous pas votre discours trop virulent à l’encontre des sociétés arabes ?
R : (ironiquement) Nous sommes un peuple qui a perdu jusqu’à son respect pour l’homme, comment voulez-vous alors qu’il éprouve du respect pour des machines ou pour leur âme numérique ? On s’abrutit devant notre télévision avec des programmes et des films stupides tandis qu’un pourcentage important d’occidentaux (et notamment d’israéliens) utilise le web pour nouer de nouvelles relations et échanger des informations d’une actualité brûlante.
Aujourd’hui, des militants activistes défendent en Occident de nouvelles formes de liberté inconnues jusque-là. Ils appellent par exemple à la nécessité d’utiliser la cryptographie asymétrique à la place de la cryptographie symétrique, s’agissant d’un droit qui préserve le statut des particuliers et les protège contre les abus gouvernementaux et le piratage. Et pendant ce temps-là, chez nous, des religieux écervelés dissertent sur la licéité de Facebook ! Pour être bref et concis, je pense qu’en tant que pays arabophones régulant leur existence en se référant à la tradition et à la religion, nous vivons une véritable crise épistémologique dont il est impossible de sortir autrement que par une coupure radicale, au lieu de poursuivre avec ce cumul inutile qui ne viendra pas à bout du fossé civilisationnel qui est en train de se creuser.
Par Rachid Kacemi pour le quotidien « Al Jarida Al Oula ».
Traduction : S.Grira
Réponse : J’ai suivi, et je continue à suivre, avec beaucoup d’intérêt le débat mené en Allemagne par les maisons de presse et d’édition signataires de la « Déclaration d’Hambourg » qui vise à protéger et fortifier la propriété intellectuelle sur Internet, et un groupe d’universitaires et de journalistes qui ont publié le dit « Manifeste Internet ». Je ne vous cache pas l’étonnement que j’ai éprouvé en lisant ce texte. Cela m’a fait penser au « combat pour la culture », qui a opposé Bismarck à l’Eglise catholique et au parti des catholiques allemands, et j’ai renoué avec l’espièglerie de Nietzsche et l’étanchéité de ses textes (exclusivement accessibles aux esprits libres). Je me suis retrouvé face à un document qui dissèque une partie de ce que sera l’avenir du savoir humain et qui annonce, sans sacralité affectée, l’avènement d’une ère où la seule distinction qui puisse être faite entre « la masse » et « l’élite » dépend uniquement de la qualité du travail présenté. Ainsi, il n’y aurait plus de différence entre un journaliste professionnel et amateur mais entre du bon et du mauvais journalisme. De même, il ne saurait plus être question d’un émetteur et d’un récepteur au sens classique du terme, mais d’une soumission totale à un principe démocratique d’interaction, où l’échange serait la garantie de la liberté d’information. Ajoutez à cela l’affirmation du manifeste que le principe même d’existence et de subsistance sur le net est intrinsèquement lié à la nécessité de renouveler constamment les idées et de concevoir Internet comme une réalité à laquelle il est impossible d’échapper. La « génération Wikipédia » est en effet apte à vérifier la véracité d’une source en remontant à l’origine de chaque information, et ce en usant des différentes techniques de recherche et en les revoyant et développant sans cesse. Qui peut donc nier cela ? N’est-ce pas là la véritable révolution ?
Q : Au vu des difficultés que connaissent les droits d’édition sur support papier dans notre pays, pensez-vous qu’Internet soit apte à opérer une ouverture dans le paysage de la liberté de presse et d’expression ?
R : Internet a changé la nature des médias et a brisé le halo mis en place, durant plus de deux siècles, par la presse écrite dans sa relation avec la liberté en général. Nous avons vu, par exemple, comment un quotidien tel que « Akhbar Al-yawm » s’est créé un site internet pour continuer à diffuser auprès de ses lecteurs, après la sentence de suspension dont il a été frappé. Cette initiative a été spontanée car elle a été la conséquence d’une « urgence légale » et n’a pas précédemment répondu à l’impératif civilisationnel de la société du savoir et de l’information. Pour comprendre la valeur des forums de discussion, des réseaux sociaux, et l’importance d’une ouverture première et sans condition sur la toile, nous devons d’abord en saisir l’enjeu : Internet n’est pas un simple outil technique qui sert à faire circuler le savoir et l’information, il est une étape civilisationnelle avancée du développement humain, qui est en train d’ébranler notre ancienne conception des valeurs en tant qu’êtres humains, y compris les valeurs de bonheur, d’amour, de mensonge et même de liberté. Laissez-moi vous montrer comment la liberté d’expression se trouve garantie de manière absolue sur le web : sur le plan pratique, les gouvernements peuvent saisir un journal en papier dans les kiosques et dans les imprimeries, ils peuvent aussi censurer un site ou détruire sa base de données. Mais ils sont parfaitement incapables de mettre fin à la circulation de l’information entre les utilisateurs, en raison de sa complexité (elle peut être sous-forme écrite, audio ou vidéo) et de son caractère infini. En d’autres termes, il est impossible de réquisitionner l’opinion ou de passer sous silence une information sauf si l’on interdit complètement l’accès au service universel d’Internet. C’est là effectivement la seule menace qui peut être brandie devant la circulation de l’information. (Avec humour) Ou bien couper l’électricité et revenir à l’âge de pierre !
Q : La réquisition des opinions et la répression de la liberté d’expression sur le net continue à être monnaie courante dans les quinze pays cités par l’organisation Reporters Sans Frontières (RSF), parmi lesquels figurent l’Arabie Saoudite, la Libye, la Syrie et la Tunisie. Comment nous positionnons-nous, en tant qu’Arabes, au sein de ces changements ?
R : Il est déplorable que l’on soit, en tant qu’Arabes, les plus proches –historiquement et géographiquement parlant- de celui dont les algorithmes développent quotidiennement l’univers technologique ; si nous suivons ces changements en matière de connaissance et de savoir, c’est uniquement de notre position de spectateurs. Tant que nous marginalisons le rôle de l’Homme, en tant qu’individu, l’usage de la technologie demeurera quelque chose de difficile à comprendre avant même d’être mis en application. Nous devons garder en tête que ceux qui acceptent d’entrer sur Internet sont « des personnes ouvertes, tolérantes, indépendantes, responsables et qui croient en l’universalité ». Par conséquent, et à cause de la mauvaise coïncidence de l’Histoire, nous –Arabes- ne sommes pas forcément ces personnes-là !
Q : (Coupant la parole) Ne trouvez-vous pas votre discours trop virulent à l’encontre des sociétés arabes ?
R : (ironiquement) Nous sommes un peuple qui a perdu jusqu’à son respect pour l’homme, comment voulez-vous alors qu’il éprouve du respect pour des machines ou pour leur âme numérique ? On s’abrutit devant notre télévision avec des programmes et des films stupides tandis qu’un pourcentage important d’occidentaux (et notamment d’israéliens) utilise le web pour nouer de nouvelles relations et échanger des informations d’une actualité brûlante.
Aujourd’hui, des militants activistes défendent en Occident de nouvelles formes de liberté inconnues jusque-là. Ils appellent par exemple à la nécessité d’utiliser la cryptographie asymétrique à la place de la cryptographie symétrique, s’agissant d’un droit qui préserve le statut des particuliers et les protège contre les abus gouvernementaux et le piratage. Et pendant ce temps-là, chez nous, des religieux écervelés dissertent sur la licéité de Facebook ! Pour être bref et concis, je pense qu’en tant que pays arabophones régulant leur existence en se référant à la tradition et à la religion, nous vivons une véritable crise épistémologique dont il est impossible de sortir autrement que par une coupure radicale, au lieu de poursuivre avec ce cumul inutile qui ne viendra pas à bout du fossé civilisationnel qui est en train de se creuser.
Par Rachid Kacemi pour le quotidien « Al Jarida Al Oula ».
Traduction : S.Grira