En 1960, Le Matin des Magiciens de Jacques Bergier et Louis Pauwels nous initiaient au réalisme fantastique. Pour eux, le fantastique permet d’échapper aux habitudes, aux préjugés. Vous qui connaissez bien la littérature fantastique, souscrivez-vous à cette idée ?
J’approuve leur démarche qui renverse au nom de la réalité le système de valeurs réalité/fantastique. Le rationalisme dogmatique de l’époque nous empêchait de savourer les aspects fantastiques du monde. Dans les Andes, il y a des signes tracés par des murets sur le Plateau de Nazca. On s’est toujours demandé ce qu’ils représentaient. En les filmant d’un avion, on a découvert les signes du Zodiaque. Il fallait bien que ces signes soient vus. Qui pouvait les voir à l’époque sinon des gens qui disposaient du moyen de voler ? D’où une question : l’histoire du monde est-elle bien telle qu’on nous l’a expliquée ? Réponse rationaliste : la civilisation se développe de manière rectiligne et géométrique. Pourquoi ne suivrait-elle pas une courbe sinusoïdale, ponctuée de périodes d’apogée et de déclin ? Cet outrage à la pensée rationaliste a représenté une libération de la pensée qui a précédé celle des moeurs. Le Matin des Magiciens est très important moins par son contenu parfois délirant que par son effet de détonation. Après le coup de tonnerre de la revue Planète fondée par Bergier et Pauwels, tout ce qu’on racontait sur l’évolution de la Terre et de la pensée méritait d’être revu et nuancé. Idem pour le cinéma, la littérature.
Comment résumeriez-vous votre méthode?
Je suis curieux. Ma devise : rien de ce qui est étrange ne m’est étranger. Je suis ouvert à tout. Ma théorie c’est de n’en avoir aucune. Dès qu’on a un certain niveau intellectuel, on théorise. Comme ils n’ont pas eu le temps d’explorer les échantillons d’une réalité qu’ils ignorent, les intellectuels ont la manie de théoriser - une véritable maladie. Dans mon coin, j’ai cherché, fouillé les bibliothèques en France et à l’étranger. Musset disait : «La vie est un rêve de jeunesse réalisé dans l’âge mur» - mais oui! Les rêves que je n’ai pas pu réaliser, je les ai accomplis plus tard à la faveur de mon activité éditoriale. Je vivais mes propres passions. Je n’ai jamais publié des auteurs avec indifférence. Certains romans de Le Rouge m’ont procuré autant de plaisir que La condition humaine. Il n’y a pas une littérature noble et une littérature maudite, une infra-littérature et une littérature cultivée. Dans L’Esprit du temps Edgar Morin écrivait qu’on ne peut pas être heureux dans son temps si on n’épouse pas les mythes, «si vous n’avez jamais mis une pièce dans un juke-box», je cite son exemple.
Quel grand mythe passé a-t-il vos faveurs ?
Le mythe fondateur de la science revu par Gustave le Rouge. Aujourd’hui, le Rouge, qui fut le gourou secret de Blaise Cendrars, est devenu le phare de la littérature populaire. Il écrivait pour les midinettes, c’était un personnage étonnantqui croyait à deux voies de la connaissance, complémentaires : la science et l’occultisme. Dans ses livres, il vous montre des savants qui sympathisent avec des occultistes. Dans La conspiration des milliardaires, les Américains veulent détruire le projet français de Concorde sous-marin, une liaison transatlantique. Ils n’y arrivent pas, alors ils envoient un régiment de quarante hypnotiseurs pour laver le cerveau des savants françaiset voler leurs secrets ! Le Rouge, plus sérieux, a écrit beaucoup de pensées. Au détour de certaines phrases, il a des intuitions foudroyantes. Il me fait penser à Céline qui avait écrit : «l’expérience est une lanterne sourde, elle n’éclaire que celui qui la porte». Je ne connais pas de meilleure définition de l’expérience. Le Rouge, je l’ai fait surgir du néant. Très peu de ses livres (vendus vingt-cinq centimes en 1900) sont à la Bibliothèque Nationale. Il m’a fallu trente ans pour réunir une quarantaine de volumes. Les conservateurs les avaient jetés à la poubelle!
Le Rouge ne pêche-t-il pas par naïveté ?
Certes, il a des pensées un peu naïves. Détail très cocasse, homme de gauche, Le Rouge candidat radical-socialiste à Nevers, ne fut jamais élu. Le mystérieux docteur Cornélius est un livre qui se veut le testament des croyances de Le Rouge. Dans son roman, il professe des idées généreuses et redistributives. Au cours du roman, on vole le secret de la croissance des blés aux savants. Le Rouge prend la parole et s’emporte : Tant mieux,on verra croître le blé, on va ruiner les spéculateurs, les agioteurs! On a volé le secret de fabrication de synthèse des diamants, eh bien bravo, on pavera les rues avec des diamants ! Les chasses d’eau, les cuvettes de WC seront serties de diamants! Il exulte, fort d’une espèce de naïveté redistributive et d’un intérêt pour les gens difformes, différents, ou les animaux dont il souligne l’intelligence. Ah Pistolet ! Ce chien sait lire, il a un alphabet en bois. S’il voit quelqu’un, on lui détache son sac rempli de lettres en bois et il se met les à répandre et il les montre de la patte. Le Rouge regorge d’intuitions et d’idées qui le rangent parmi les ancêtres du Matin des magiciens. Par exemple, les grandes maladies annoncent souvent une grande mutation de l’espèce, elles marquent une fin de cycle. Ce n’est pas absolument faux.
Comme Le Rouge, les auteurs que vous aimez sont des marginaux, des visionnaires, des défroqués du christianisme, des utopistes, des occultistes...
Des mages... Personnage d’une aura considérable, un mage exerce un rayonnement autour de lui, même s’il n’est pas compris ou écouté. En général, il est rarement compris, sauf d’un petit groupe d’initiés. Il devient dangereux, car il met en péril la pensée et l’équilibre social. Ainsi Merlin l’enchanteur, Lancelot, Casanova, Cagliostro, le comte de Saint-Germain, les sinistrés du romantisme, les utopistes socialistes, Eliphas Lévi. J’aime ceux qui ont traversé une vie pleine d’aventures et de rebondissements, surtout quand ils sont passés de l’autre côté du miroir. Mon travail de résurrection éditoriale vise à réhabiliter des mages. Tout jeune, je m’intéressais à ce qui n’intéressait pas les autres. Curieux, je ne me contentais pas des modèles qu’on me donnait. J’aimais les films policiers, étranges ou fantastiques. On lisait par exemple des histoires du cinéma écrites par des esthètes qui commentaient les films d’Abel Gance, Germaine Dulac, Marcel L’Herbier, Jacques de Baroncelli, des gens estimables, mais ils ne reflétaient qu’une fraction de la production cinématographique. J’étais très déçu. Ces histoires analysaient les films esthétiques de la fameuse avant-garde des années 20, ceux dont ils ne parlaient pas ou très peu, et que tout le monde allait voir, étaient justement les films qui nous captivaient. Je me suis dit: cette histoire du cinéma est à réécrire de A à Z. Les surréalistes, déjà, avaient compris que dans l’histoire du cinéma le médium avait été mal exploité: on pouvait avec des possibilités de trucage créer des mondes irréels ou rêvés. Louis Feuillade, Musidora, Alice Guy, Henri Fescourt, il fallait les redécouvrir. Comme un archéologue qui ressuscite une citée perdue, j’ai déterré un corpus de gens dans mon recueil d’articles Pour une contre-histoire du cinéma. Cette petite bombe, qui détruisait certaines conceptions de l’histoire du cinéma, redonnait vie à ces pionniers égarés dans un coin de l’histoire.
Et Jack London ?
Toujours cette sale mentalité qui rabaisse le roman d’aventures à un genre mineur et bon pour les enfants. Il suffit de lire une histoire dans un endroit exotique peuplé d’Indiens et des chercheurs d’or pour que l’on porte ce jugement dépréciateur. Si Kipling s’est adressé aux enfants, en revanche, London n’a jamais écrit pour eux. London glissait de façon très subtile des messages, il ne ressemble pas à un petit télégraphiste qui frappe à la porte et dit: «Voilà mon message!» Comme le Christ, il faisait passer ses messages via la parabole. J’aime celle de Buck, le chien de l’Appel de la forêt, son roman le plus célèbre. Si vous le lisez au premier degré, il raconte l’histoire d’un chien de riche, grassement nourri, qui n’a jamais gagné sa vie. Les hommes, eux, doivent gagner leur vie. Buck est enlevé parce que les chercheurs d’or ont besoin de chiens pour tirer les traîneaux vers l’autre bout de la terre. Il découvre brusquement la nécessité : si on travaille mal, on est battu, privé de nourriture. On doit s’affirmer comme le meilleur chien de traîneau si vous voulez que les autres cessent de vous concurrencer. Buck découvre que la vie a le mérite d’être vécue, il se met à travailler ! Rien n’est donné, rien n’est gratuit. Tel est le deuxième degré. Le premier se résume à l’histoire enfantine d’un chien enlevé, en réalité, London vante la solidarité et l’effort qui permettent de gagner son pain. Il a été rangé, expédié dans la bibliothèque verte. Immense injustice. En plus, on ne connaît pas ses romans autres que ceux mettant en scène des Indiens ou des chiens. Je les ai réédités.
Le drame de Frankenstein vous passionne. En quoi vous évoque-t-il l’amour ?
J’avais lu le roman dans les années 1960. Ça m’avait ennuyé. Des années plus tard, sous l’influence du film qui mettait en images ce qui ne m’était pas apparu, je l’ai relu attentivement. Le monstre n’est pas méchant, on le rend méchant. Il ne trouve pas son semblable, il est malheureux parce que laid. Il déborde d’amour pour les autres, il voudrait sympathiser, être gentil avec une petite fille. Elle a peur, il la tue. J’y vois une explication de la société: l’être différent fait peur, on le supprime. Le livre est un temple élevé à l’amour, pas à la peur. Comme pour l’Appel de la forêt symbolisant en creux une parabole socialiste,je m’en suis aperçu 20 ans plus tard.
La littérature fantastique n’a-t-elle pas été victime, en France, du rationalisme généralisé ?
Le cartésianisme agit comme un filtre terrible qui n’existe pas dans les pays anglo-saxons où la littérature fantastique reste beaucoup plus riche. Jacques Bergier me disait que la bombe atomique avait été inventée dans Flash Gordon (la BD d’Alex Raymond) et que les savants américains y avaient vu sa genèse. L’empereur Ming annonce Hitler. De même, selon Bergier, habitués à voir des fusées aller dans la Lune grâce à l’imaginaire des BD, les Américains étaient formés à l’idée d’atterrir sur la Lune. Chez Jules Vernes, les fusées s’écrasent, ou alors elles tournent autour. Moralité : si les Français avaient lu Flash Gordon, le drapeau tricolore aurait peut-être flotté tout là-haut.
Une littérature passionnante fut occultée par l’histoire officielle de la littérature pour crime d’anti-cartésianisme, d’utopies etde voyages imaginaires. Les voyages dans la lune de Cyrano de Bergerac, le Voyage à l’île des Sévérambes de Denis Verras d’Alès, un roman de science-fiction avant la lettre du XVIIIe siècle, L’histoire des Imaginations extravagantes de Monsieur Oufle, publié en 1710, étaient considérés de mauvais goût. Des écrivains méconnus recelaient des qualités certaines qui n’avaient pas sauté aux yeux de ceux qui auraient dû les repérer.
Vous avez proposé une lecture très peu académique de certains poèmes dits hermétiques que Victor Hugo a composés. Quel était votre but ?
Je me suis amusé à démolir les hugolâtres. Spirite à ses heures, Hugo a fait tourner les tables. Il a rédigé de sa main des centaines de procès verbaux qu’on a retrouvés en partie. J’en ai publié une sélection dans Les Fantômes de Jersey (Rocher, 1991). On y découvre des textes surréalistes dans l’idée et dans la forme. Hugo a écrit un poème qui m’a toujours fasciné;au lycée, je ne le comprenais pas très bien : Ce que dit la bouche d’Ombre. Le professeur nous disait: «C’est obscur, il y a une pensée confuse, une beauté formelle mais incompréhensible». Allons au procès verbal. Au cours d’une séance Hugo, le confident des ombres, entend: «Tu dois faire passer un message. Tu dois dire aux hommes que la vie est partout et elle est dans le clou qui a percé la main du christ, le clou souffre, on y a enfermé une âme qui souffre d’avoir percé la main du Christ». Ces tables ont donc exposé à Hugo un credospirituel qu’il a traduit et que les vers paraphrasent. L’homme subit des peines et selon la gravité de sa peine, il se retrouve soit réincarné dans un homme soit dans un animal, un pierre, une fleur. On vous l’a ditau lycée ?
En 1969, j’ai réalisé pour la télévision une émission sur les fantômes de Jersey. J’ai montré les comptes rendus manuscrits des séances grâce à la petite-fille de Hugo. Un universitaire éclairé que j’ai filmé, Jean Gaudon, aimait le Hugo non-conformiste. A cette époque, l’exégèse par les tables n’était connue que des happy few. Auteur d’une thèse sur Victor Hugo : le temps de la contemplation soutenue en Sorbonne, Gaudon avait publié l’intégralité des pv, mais en vrac dans le tome 9 des Oeuvres complètes parus au Club français du livre. J’ai extrait des morceaux choisis de ce dialogue presque quotidien que le proscrit de Jersey engagea avec l’Au-delà, de septembre 1853 à octobre 1855. Une des séances, sublime, m’a marqué : les tables tournent, l’esprit se manifeste, Chateaubriand apparaît,et Victor Hugo demande: «Qui es-tu ?». Chateaubriand répond : «Ton voisin». Du haut de la chambre de Hugo, il apercevait le Rocher de la baie de Saint Malo où gît le tombeau de Chateaubriand ! En 1978, je monte une autre émission sur les fantômes de Jersey, et dans la foulée je fais la tournée des villes fantômes de l’Ouest américain.
Pourquoi a-t-on éludé cet «Hugo surréaliste quand il n’est pas bête» comme notait André Breton dans le premier Manifeste du surréalisme ?
Pour paraphraser Breton, Hugo a entendu une voix surréaliste. Au fil de mes rééditions, j’ai essayé de proposer un modèle à une nouvelle génération de lecteurs, à contre-courant des professeurs et de l’université encline à mouler les cerveaux. Les profs ont toujours eu la manie d’imposer des règles, de codifier. De leur côté, les intellectuels glorifiaient la science, estimaient qu’il fallait la développer autant que possible. Il ne leur venait pas à l’idée que la science pouvait être meurtrière. Je revois une phrase de London, pacifiste convaincu : « J’ai fait la guerre de Corée, j’ai découvert une chose horrible, l’artillerie. C’est affreux, mais voyons le bon côté de cette avancée technique. C’est tellement meurtrier que l’artillerie empêchera de déclencher les guerres ! » Il y croyait ! De nos jours, pensez au veau aux hormones, au maïs transgénique, fruits du culte de la science, du rationalisme, toujours et encore.
Défendre la littérature conduit aussi à la politique. Vous avez violemment dénoncé la loi de 1949, votée par le MRP et les communistes, sur la protection de l’enfance et de la jeunesse...
Elle décrétait qu’il fallait surveiller la moralité de l’enfance et placer toutes les publications sous le régime de la direction de l’éducation surveillée au ministère de la Justice. On leur donnait un agrément; en cas de refus elles étaient interdites à l’affichage, ou interdites à la vente ou même poursuivies pour atteinte au moral de la jeunesse. Un certain nombre d’éditeurs se sont vus retirer leur agrément, d’autres ont été empoisonnés pendant des années. Tarzan, on lui reprochait de se déplacer dans la jungle avec un poignard. Bon, le poignard disparaît. On a arrangé son pagne, son slip léopard, pour qu’il ne montre pas trop ses cuisses. Ça me rappelle le code Haysélaboré en 1934 par la censure hollywoodienne hérissée par la vue du nombril : dès qu’on montrait des gens nus ou légèrement vêtus, le nombril était persona non grata. Tous les réalisateurs cherchaient à le détourner et à le moquer. Des scènes étaient proscrites : l’adultère, un soldat qui déserte en insultant l’armée - il pouvait à la rigueur déserter, mais sous le coup d’un accès de démence. Le code Hays stigmatisait aussi le baiser prolongé, la chasse d’eau en train de fonctionner, c’était d’une obscénité absolue. Dans Psychose, Hitchcock a brisé le tabou en 1960. Il a montré une chasse d’eau en action : l’acteur jetait dans la cuvette des bouts de papier déchirés puis tirait la chasse. Hitchcok a voulu donner un petit coup de pied aux censeurs de l’époque. En France, Le scénario de Quai des brumes de Marcel Carné fut caviardé par la censure de la commission de contrôle des films français en 1938. Amoureux de la jeune fille de la cabane, Gabin se déshabillait, jetait par terre ses vêtements militaires et mettait des habits civils. Il ne fallait pas dire qu’il désertait, mot honni. La censurea fait rectifier : Gabin plie ses vêtements au carré et s’en va.
Je reviens à Tarzan. Même si on masquait le poignard en lui dessinant un caleçon, il restait un personnage immoral, il ne gagnait pas sa vie, il ne vivait pas normalement. Conception ahurissante et totalitaire de ce que la jeunesse devait lire. Elle ne devait lire que des histoires se passant chez Papa Maman, très morales avec des pots de confiture en récompenses. Finis les aventures, les héros, les voyages.
Que donnait-on à lire à ces malheureux ?
Fripounet, Nono et Nanette, des histoires bêtifiantes. Quant aux Pieds-Nickelés, ils étaient exclus dans le purgatoire. Ils se sont tellement assagis : ils ne volaient plus que des gens antipathiques, ils ne disaient plus un seul gros mot. Aseptisation totale. Comme si on rayait d’un seul coup Charles Perrault: interdiction de raconter aux enfants des histoires de loups-garous avec le grand méchant loup, ou de chats aux pouvoirs surnaturels. Félix le Chat n’était pas jeté aux orties, on se contentait de brandir des arguments normatifs: comment un chat peut-il voyager dans la lune, penser, parler? Ils cherchaient donc à dédramatiser le personnage. Lucky Luke, au lieu de mâchouiller un mégot, tenait une fleur dans la bouche. Il buvait, mais on ne précise pas ce qu’il buvait. Conséquence : il ne buvait plus que du Coca-Cola. Et il ne tuait jamais personne. Il blessait ou faisait peur aux gens. Contre le «poison sans paroles», contre «la séduction de l’innocent», on exigeait que soit représenté le monde tel qu’il n’existe pas, purement et simplement.
Quel est votre monde idéal ?
Celui de Gustave Le Rouge très proche du nôtre, avec un petit coup de pouce qui le fait délirer. De temps en temps, il faut procéder à une hygiène. Et tous les cinquante ans tout remettre en cause. Je nie, si vous voulez, la réalité telle que mes concitoyens la vivent parce que j’essaie de défendre la conception d’un monde complètement rêvé, composé de ces autres mondes qui fascinent et dérangent.
BIOGRAPHIE
Né en 1935, Francis Lacassin passe son enfance à Alès, nourri de bandes dessinées américaines que vend sa grand-mère dans son épicerie. Reçu au concours d’inspecteur des impôts, il poursuit néanmoins ses découvertes littéraires : après Jack London révélé par un cousin anarchiste, Tarzan, La Machine à explorer le Temps et Les Premiers hommes dans la Lune de Wells, et Arsène Lupin, il lit Gaston Leroux, Gustave Le Rouge. A Montpellier, étudiant en droit et en histoire, il a pour professeur Augustin Fliche, auteur d’une monumentale histoire de l’Eglise. Au ciné-club d’Alès, naît sa passion pour les films fantastiques et mystérieux. En 1960, il se rend à Paris où, pour un franc, il va chaque soir à la Cinémathèque. Puis le voilà présentateur de films pour les ciné-clubs de province. Ses premiers livres concernent l’histoire du cinéma : La légende de Tarzan (éd. Dreamland), Louis Feuillade Maître des lions et des vampires (Pierre Bordas et fils) et son essai Pour une contre-histoire du cinéma (Actes Sud/Institut Lumière), aujourd’hui livre de référence réhabilitant les pionniers du cinéma. Il a écrit une douzaine de scénarios de téléfilms et de pièces radiophoniques et édité des nombreux écrivains français et américains : Kipling, Lovecraft, Simenon, Lewis Carroll, Maurice Leblanc, Léo Malet, Jack London (dont l’?uvre complète est actuellement republiée dans des traductions entièrement revues et complétées chez Phébus, Martin Eden, La vallée de la lune), Pierre Mac Orlan - il préside l’Association des Amis de Mac Orlan-, Stevenson. En 1995, il a réédité le texte intégral du manuscrit original des Mémoires de Casanova riches d’inédits extraits des Archives nationales de Prague (Histoire de ma vie, Laffont, coll. «Bouquins»).
Difficile de parler de domaine de prédilection chez Francis Lacassin tant ceux-ci sont nombreux : BD, cinéma populaire et muet, littératures populaire, fantastique, policière, science-fiction… Aux éditions Laffont dans la fameuse collection Bouquins, il a édité L’Amérique des milliardaires de Gustave Le Rouge, Fantômas de Marcel Allain et Pierre Souvestre, Les secrets de la magie d’Eliphas Lévi, Les maîtres de l’étrange et de la peur, recueil allant de l’Abbé Prévost à Guillaume Apollinaire. Aux éditions Omnibus Mes apprentissages. Reportages 1931-1946 de Georges Simenon et les Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Thibet du Père Huc.
Pour se familiariser avec l’univers de Lacassin, trois ouvrages-clés : Passagers clandestins (études sur Conan Doyle, Lewis Carroll, Jack London, Mata Hari, Lovecraft, Victor Hugo, l’abbé Faria), A la recherche de l’empire caché (études sur Eugène Sue, Paul Féval, Gaston Leroux, Gustave le Rouge...) chez Julliard, et Les rivages de la nuit. Mythologie du fantastique (Frankestein, le vampire, George Sand, Kipling, Balzac, Nodier, ...) aux éditions du Rocher.
J’approuve leur démarche qui renverse au nom de la réalité le système de valeurs réalité/fantastique. Le rationalisme dogmatique de l’époque nous empêchait de savourer les aspects fantastiques du monde. Dans les Andes, il y a des signes tracés par des murets sur le Plateau de Nazca. On s’est toujours demandé ce qu’ils représentaient. En les filmant d’un avion, on a découvert les signes du Zodiaque. Il fallait bien que ces signes soient vus. Qui pouvait les voir à l’époque sinon des gens qui disposaient du moyen de voler ? D’où une question : l’histoire du monde est-elle bien telle qu’on nous l’a expliquée ? Réponse rationaliste : la civilisation se développe de manière rectiligne et géométrique. Pourquoi ne suivrait-elle pas une courbe sinusoïdale, ponctuée de périodes d’apogée et de déclin ? Cet outrage à la pensée rationaliste a représenté une libération de la pensée qui a précédé celle des moeurs. Le Matin des Magiciens est très important moins par son contenu parfois délirant que par son effet de détonation. Après le coup de tonnerre de la revue Planète fondée par Bergier et Pauwels, tout ce qu’on racontait sur l’évolution de la Terre et de la pensée méritait d’être revu et nuancé. Idem pour le cinéma, la littérature.
Comment résumeriez-vous votre méthode?
Je suis curieux. Ma devise : rien de ce qui est étrange ne m’est étranger. Je suis ouvert à tout. Ma théorie c’est de n’en avoir aucune. Dès qu’on a un certain niveau intellectuel, on théorise. Comme ils n’ont pas eu le temps d’explorer les échantillons d’une réalité qu’ils ignorent, les intellectuels ont la manie de théoriser - une véritable maladie. Dans mon coin, j’ai cherché, fouillé les bibliothèques en France et à l’étranger. Musset disait : «La vie est un rêve de jeunesse réalisé dans l’âge mur» - mais oui! Les rêves que je n’ai pas pu réaliser, je les ai accomplis plus tard à la faveur de mon activité éditoriale. Je vivais mes propres passions. Je n’ai jamais publié des auteurs avec indifférence. Certains romans de Le Rouge m’ont procuré autant de plaisir que La condition humaine. Il n’y a pas une littérature noble et une littérature maudite, une infra-littérature et une littérature cultivée. Dans L’Esprit du temps Edgar Morin écrivait qu’on ne peut pas être heureux dans son temps si on n’épouse pas les mythes, «si vous n’avez jamais mis une pièce dans un juke-box», je cite son exemple.
Quel grand mythe passé a-t-il vos faveurs ?
Le mythe fondateur de la science revu par Gustave le Rouge. Aujourd’hui, le Rouge, qui fut le gourou secret de Blaise Cendrars, est devenu le phare de la littérature populaire. Il écrivait pour les midinettes, c’était un personnage étonnantqui croyait à deux voies de la connaissance, complémentaires : la science et l’occultisme. Dans ses livres, il vous montre des savants qui sympathisent avec des occultistes. Dans La conspiration des milliardaires, les Américains veulent détruire le projet français de Concorde sous-marin, une liaison transatlantique. Ils n’y arrivent pas, alors ils envoient un régiment de quarante hypnotiseurs pour laver le cerveau des savants françaiset voler leurs secrets ! Le Rouge, plus sérieux, a écrit beaucoup de pensées. Au détour de certaines phrases, il a des intuitions foudroyantes. Il me fait penser à Céline qui avait écrit : «l’expérience est une lanterne sourde, elle n’éclaire que celui qui la porte». Je ne connais pas de meilleure définition de l’expérience. Le Rouge, je l’ai fait surgir du néant. Très peu de ses livres (vendus vingt-cinq centimes en 1900) sont à la Bibliothèque Nationale. Il m’a fallu trente ans pour réunir une quarantaine de volumes. Les conservateurs les avaient jetés à la poubelle!
Le Rouge ne pêche-t-il pas par naïveté ?
Certes, il a des pensées un peu naïves. Détail très cocasse, homme de gauche, Le Rouge candidat radical-socialiste à Nevers, ne fut jamais élu. Le mystérieux docteur Cornélius est un livre qui se veut le testament des croyances de Le Rouge. Dans son roman, il professe des idées généreuses et redistributives. Au cours du roman, on vole le secret de la croissance des blés aux savants. Le Rouge prend la parole et s’emporte : Tant mieux,on verra croître le blé, on va ruiner les spéculateurs, les agioteurs! On a volé le secret de fabrication de synthèse des diamants, eh bien bravo, on pavera les rues avec des diamants ! Les chasses d’eau, les cuvettes de WC seront serties de diamants! Il exulte, fort d’une espèce de naïveté redistributive et d’un intérêt pour les gens difformes, différents, ou les animaux dont il souligne l’intelligence. Ah Pistolet ! Ce chien sait lire, il a un alphabet en bois. S’il voit quelqu’un, on lui détache son sac rempli de lettres en bois et il se met les à répandre et il les montre de la patte. Le Rouge regorge d’intuitions et d’idées qui le rangent parmi les ancêtres du Matin des magiciens. Par exemple, les grandes maladies annoncent souvent une grande mutation de l’espèce, elles marquent une fin de cycle. Ce n’est pas absolument faux.
Comme Le Rouge, les auteurs que vous aimez sont des marginaux, des visionnaires, des défroqués du christianisme, des utopistes, des occultistes...
Des mages... Personnage d’une aura considérable, un mage exerce un rayonnement autour de lui, même s’il n’est pas compris ou écouté. En général, il est rarement compris, sauf d’un petit groupe d’initiés. Il devient dangereux, car il met en péril la pensée et l’équilibre social. Ainsi Merlin l’enchanteur, Lancelot, Casanova, Cagliostro, le comte de Saint-Germain, les sinistrés du romantisme, les utopistes socialistes, Eliphas Lévi. J’aime ceux qui ont traversé une vie pleine d’aventures et de rebondissements, surtout quand ils sont passés de l’autre côté du miroir. Mon travail de résurrection éditoriale vise à réhabiliter des mages. Tout jeune, je m’intéressais à ce qui n’intéressait pas les autres. Curieux, je ne me contentais pas des modèles qu’on me donnait. J’aimais les films policiers, étranges ou fantastiques. On lisait par exemple des histoires du cinéma écrites par des esthètes qui commentaient les films d’Abel Gance, Germaine Dulac, Marcel L’Herbier, Jacques de Baroncelli, des gens estimables, mais ils ne reflétaient qu’une fraction de la production cinématographique. J’étais très déçu. Ces histoires analysaient les films esthétiques de la fameuse avant-garde des années 20, ceux dont ils ne parlaient pas ou très peu, et que tout le monde allait voir, étaient justement les films qui nous captivaient. Je me suis dit: cette histoire du cinéma est à réécrire de A à Z. Les surréalistes, déjà, avaient compris que dans l’histoire du cinéma le médium avait été mal exploité: on pouvait avec des possibilités de trucage créer des mondes irréels ou rêvés. Louis Feuillade, Musidora, Alice Guy, Henri Fescourt, il fallait les redécouvrir. Comme un archéologue qui ressuscite une citée perdue, j’ai déterré un corpus de gens dans mon recueil d’articles Pour une contre-histoire du cinéma. Cette petite bombe, qui détruisait certaines conceptions de l’histoire du cinéma, redonnait vie à ces pionniers égarés dans un coin de l’histoire.
Et Jack London ?
Toujours cette sale mentalité qui rabaisse le roman d’aventures à un genre mineur et bon pour les enfants. Il suffit de lire une histoire dans un endroit exotique peuplé d’Indiens et des chercheurs d’or pour que l’on porte ce jugement dépréciateur. Si Kipling s’est adressé aux enfants, en revanche, London n’a jamais écrit pour eux. London glissait de façon très subtile des messages, il ne ressemble pas à un petit télégraphiste qui frappe à la porte et dit: «Voilà mon message!» Comme le Christ, il faisait passer ses messages via la parabole. J’aime celle de Buck, le chien de l’Appel de la forêt, son roman le plus célèbre. Si vous le lisez au premier degré, il raconte l’histoire d’un chien de riche, grassement nourri, qui n’a jamais gagné sa vie. Les hommes, eux, doivent gagner leur vie. Buck est enlevé parce que les chercheurs d’or ont besoin de chiens pour tirer les traîneaux vers l’autre bout de la terre. Il découvre brusquement la nécessité : si on travaille mal, on est battu, privé de nourriture. On doit s’affirmer comme le meilleur chien de traîneau si vous voulez que les autres cessent de vous concurrencer. Buck découvre que la vie a le mérite d’être vécue, il se met à travailler ! Rien n’est donné, rien n’est gratuit. Tel est le deuxième degré. Le premier se résume à l’histoire enfantine d’un chien enlevé, en réalité, London vante la solidarité et l’effort qui permettent de gagner son pain. Il a été rangé, expédié dans la bibliothèque verte. Immense injustice. En plus, on ne connaît pas ses romans autres que ceux mettant en scène des Indiens ou des chiens. Je les ai réédités.
Le drame de Frankenstein vous passionne. En quoi vous évoque-t-il l’amour ?
J’avais lu le roman dans les années 1960. Ça m’avait ennuyé. Des années plus tard, sous l’influence du film qui mettait en images ce qui ne m’était pas apparu, je l’ai relu attentivement. Le monstre n’est pas méchant, on le rend méchant. Il ne trouve pas son semblable, il est malheureux parce que laid. Il déborde d’amour pour les autres, il voudrait sympathiser, être gentil avec une petite fille. Elle a peur, il la tue. J’y vois une explication de la société: l’être différent fait peur, on le supprime. Le livre est un temple élevé à l’amour, pas à la peur. Comme pour l’Appel de la forêt symbolisant en creux une parabole socialiste,je m’en suis aperçu 20 ans plus tard.
La littérature fantastique n’a-t-elle pas été victime, en France, du rationalisme généralisé ?
Le cartésianisme agit comme un filtre terrible qui n’existe pas dans les pays anglo-saxons où la littérature fantastique reste beaucoup plus riche. Jacques Bergier me disait que la bombe atomique avait été inventée dans Flash Gordon (la BD d’Alex Raymond) et que les savants américains y avaient vu sa genèse. L’empereur Ming annonce Hitler. De même, selon Bergier, habitués à voir des fusées aller dans la Lune grâce à l’imaginaire des BD, les Américains étaient formés à l’idée d’atterrir sur la Lune. Chez Jules Vernes, les fusées s’écrasent, ou alors elles tournent autour. Moralité : si les Français avaient lu Flash Gordon, le drapeau tricolore aurait peut-être flotté tout là-haut.
Une littérature passionnante fut occultée par l’histoire officielle de la littérature pour crime d’anti-cartésianisme, d’utopies etde voyages imaginaires. Les voyages dans la lune de Cyrano de Bergerac, le Voyage à l’île des Sévérambes de Denis Verras d’Alès, un roman de science-fiction avant la lettre du XVIIIe siècle, L’histoire des Imaginations extravagantes de Monsieur Oufle, publié en 1710, étaient considérés de mauvais goût. Des écrivains méconnus recelaient des qualités certaines qui n’avaient pas sauté aux yeux de ceux qui auraient dû les repérer.
Vous avez proposé une lecture très peu académique de certains poèmes dits hermétiques que Victor Hugo a composés. Quel était votre but ?
Je me suis amusé à démolir les hugolâtres. Spirite à ses heures, Hugo a fait tourner les tables. Il a rédigé de sa main des centaines de procès verbaux qu’on a retrouvés en partie. J’en ai publié une sélection dans Les Fantômes de Jersey (Rocher, 1991). On y découvre des textes surréalistes dans l’idée et dans la forme. Hugo a écrit un poème qui m’a toujours fasciné;au lycée, je ne le comprenais pas très bien : Ce que dit la bouche d’Ombre. Le professeur nous disait: «C’est obscur, il y a une pensée confuse, une beauté formelle mais incompréhensible». Allons au procès verbal. Au cours d’une séance Hugo, le confident des ombres, entend: «Tu dois faire passer un message. Tu dois dire aux hommes que la vie est partout et elle est dans le clou qui a percé la main du christ, le clou souffre, on y a enfermé une âme qui souffre d’avoir percé la main du Christ». Ces tables ont donc exposé à Hugo un credospirituel qu’il a traduit et que les vers paraphrasent. L’homme subit des peines et selon la gravité de sa peine, il se retrouve soit réincarné dans un homme soit dans un animal, un pierre, une fleur. On vous l’a ditau lycée ?
En 1969, j’ai réalisé pour la télévision une émission sur les fantômes de Jersey. J’ai montré les comptes rendus manuscrits des séances grâce à la petite-fille de Hugo. Un universitaire éclairé que j’ai filmé, Jean Gaudon, aimait le Hugo non-conformiste. A cette époque, l’exégèse par les tables n’était connue que des happy few. Auteur d’une thèse sur Victor Hugo : le temps de la contemplation soutenue en Sorbonne, Gaudon avait publié l’intégralité des pv, mais en vrac dans le tome 9 des Oeuvres complètes parus au Club français du livre. J’ai extrait des morceaux choisis de ce dialogue presque quotidien que le proscrit de Jersey engagea avec l’Au-delà, de septembre 1853 à octobre 1855. Une des séances, sublime, m’a marqué : les tables tournent, l’esprit se manifeste, Chateaubriand apparaît,et Victor Hugo demande: «Qui es-tu ?». Chateaubriand répond : «Ton voisin». Du haut de la chambre de Hugo, il apercevait le Rocher de la baie de Saint Malo où gît le tombeau de Chateaubriand ! En 1978, je monte une autre émission sur les fantômes de Jersey, et dans la foulée je fais la tournée des villes fantômes de l’Ouest américain.
Pourquoi a-t-on éludé cet «Hugo surréaliste quand il n’est pas bête» comme notait André Breton dans le premier Manifeste du surréalisme ?
Pour paraphraser Breton, Hugo a entendu une voix surréaliste. Au fil de mes rééditions, j’ai essayé de proposer un modèle à une nouvelle génération de lecteurs, à contre-courant des professeurs et de l’université encline à mouler les cerveaux. Les profs ont toujours eu la manie d’imposer des règles, de codifier. De leur côté, les intellectuels glorifiaient la science, estimaient qu’il fallait la développer autant que possible. Il ne leur venait pas à l’idée que la science pouvait être meurtrière. Je revois une phrase de London, pacifiste convaincu : « J’ai fait la guerre de Corée, j’ai découvert une chose horrible, l’artillerie. C’est affreux, mais voyons le bon côté de cette avancée technique. C’est tellement meurtrier que l’artillerie empêchera de déclencher les guerres ! » Il y croyait ! De nos jours, pensez au veau aux hormones, au maïs transgénique, fruits du culte de la science, du rationalisme, toujours et encore.
Défendre la littérature conduit aussi à la politique. Vous avez violemment dénoncé la loi de 1949, votée par le MRP et les communistes, sur la protection de l’enfance et de la jeunesse...
Elle décrétait qu’il fallait surveiller la moralité de l’enfance et placer toutes les publications sous le régime de la direction de l’éducation surveillée au ministère de la Justice. On leur donnait un agrément; en cas de refus elles étaient interdites à l’affichage, ou interdites à la vente ou même poursuivies pour atteinte au moral de la jeunesse. Un certain nombre d’éditeurs se sont vus retirer leur agrément, d’autres ont été empoisonnés pendant des années. Tarzan, on lui reprochait de se déplacer dans la jungle avec un poignard. Bon, le poignard disparaît. On a arrangé son pagne, son slip léopard, pour qu’il ne montre pas trop ses cuisses. Ça me rappelle le code Haysélaboré en 1934 par la censure hollywoodienne hérissée par la vue du nombril : dès qu’on montrait des gens nus ou légèrement vêtus, le nombril était persona non grata. Tous les réalisateurs cherchaient à le détourner et à le moquer. Des scènes étaient proscrites : l’adultère, un soldat qui déserte en insultant l’armée - il pouvait à la rigueur déserter, mais sous le coup d’un accès de démence. Le code Hays stigmatisait aussi le baiser prolongé, la chasse d’eau en train de fonctionner, c’était d’une obscénité absolue. Dans Psychose, Hitchcock a brisé le tabou en 1960. Il a montré une chasse d’eau en action : l’acteur jetait dans la cuvette des bouts de papier déchirés puis tirait la chasse. Hitchcok a voulu donner un petit coup de pied aux censeurs de l’époque. En France, Le scénario de Quai des brumes de Marcel Carné fut caviardé par la censure de la commission de contrôle des films français en 1938. Amoureux de la jeune fille de la cabane, Gabin se déshabillait, jetait par terre ses vêtements militaires et mettait des habits civils. Il ne fallait pas dire qu’il désertait, mot honni. La censurea fait rectifier : Gabin plie ses vêtements au carré et s’en va.
Je reviens à Tarzan. Même si on masquait le poignard en lui dessinant un caleçon, il restait un personnage immoral, il ne gagnait pas sa vie, il ne vivait pas normalement. Conception ahurissante et totalitaire de ce que la jeunesse devait lire. Elle ne devait lire que des histoires se passant chez Papa Maman, très morales avec des pots de confiture en récompenses. Finis les aventures, les héros, les voyages.
Que donnait-on à lire à ces malheureux ?
Fripounet, Nono et Nanette, des histoires bêtifiantes. Quant aux Pieds-Nickelés, ils étaient exclus dans le purgatoire. Ils se sont tellement assagis : ils ne volaient plus que des gens antipathiques, ils ne disaient plus un seul gros mot. Aseptisation totale. Comme si on rayait d’un seul coup Charles Perrault: interdiction de raconter aux enfants des histoires de loups-garous avec le grand méchant loup, ou de chats aux pouvoirs surnaturels. Félix le Chat n’était pas jeté aux orties, on se contentait de brandir des arguments normatifs: comment un chat peut-il voyager dans la lune, penser, parler? Ils cherchaient donc à dédramatiser le personnage. Lucky Luke, au lieu de mâchouiller un mégot, tenait une fleur dans la bouche. Il buvait, mais on ne précise pas ce qu’il buvait. Conséquence : il ne buvait plus que du Coca-Cola. Et il ne tuait jamais personne. Il blessait ou faisait peur aux gens. Contre le «poison sans paroles», contre «la séduction de l’innocent», on exigeait que soit représenté le monde tel qu’il n’existe pas, purement et simplement.
Quel est votre monde idéal ?
Celui de Gustave Le Rouge très proche du nôtre, avec un petit coup de pouce qui le fait délirer. De temps en temps, il faut procéder à une hygiène. Et tous les cinquante ans tout remettre en cause. Je nie, si vous voulez, la réalité telle que mes concitoyens la vivent parce que j’essaie de défendre la conception d’un monde complètement rêvé, composé de ces autres mondes qui fascinent et dérangent.
BIOGRAPHIE
Né en 1935, Francis Lacassin passe son enfance à Alès, nourri de bandes dessinées américaines que vend sa grand-mère dans son épicerie. Reçu au concours d’inspecteur des impôts, il poursuit néanmoins ses découvertes littéraires : après Jack London révélé par un cousin anarchiste, Tarzan, La Machine à explorer le Temps et Les Premiers hommes dans la Lune de Wells, et Arsène Lupin, il lit Gaston Leroux, Gustave Le Rouge. A Montpellier, étudiant en droit et en histoire, il a pour professeur Augustin Fliche, auteur d’une monumentale histoire de l’Eglise. Au ciné-club d’Alès, naît sa passion pour les films fantastiques et mystérieux. En 1960, il se rend à Paris où, pour un franc, il va chaque soir à la Cinémathèque. Puis le voilà présentateur de films pour les ciné-clubs de province. Ses premiers livres concernent l’histoire du cinéma : La légende de Tarzan (éd. Dreamland), Louis Feuillade Maître des lions et des vampires (Pierre Bordas et fils) et son essai Pour une contre-histoire du cinéma (Actes Sud/Institut Lumière), aujourd’hui livre de référence réhabilitant les pionniers du cinéma. Il a écrit une douzaine de scénarios de téléfilms et de pièces radiophoniques et édité des nombreux écrivains français et américains : Kipling, Lovecraft, Simenon, Lewis Carroll, Maurice Leblanc, Léo Malet, Jack London (dont l’?uvre complète est actuellement republiée dans des traductions entièrement revues et complétées chez Phébus, Martin Eden, La vallée de la lune), Pierre Mac Orlan - il préside l’Association des Amis de Mac Orlan-, Stevenson. En 1995, il a réédité le texte intégral du manuscrit original des Mémoires de Casanova riches d’inédits extraits des Archives nationales de Prague (Histoire de ma vie, Laffont, coll. «Bouquins»).
Difficile de parler de domaine de prédilection chez Francis Lacassin tant ceux-ci sont nombreux : BD, cinéma populaire et muet, littératures populaire, fantastique, policière, science-fiction… Aux éditions Laffont dans la fameuse collection Bouquins, il a édité L’Amérique des milliardaires de Gustave Le Rouge, Fantômas de Marcel Allain et Pierre Souvestre, Les secrets de la magie d’Eliphas Lévi, Les maîtres de l’étrange et de la peur, recueil allant de l’Abbé Prévost à Guillaume Apollinaire. Aux éditions Omnibus Mes apprentissages. Reportages 1931-1946 de Georges Simenon et les Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Thibet du Père Huc.
Pour se familiariser avec l’univers de Lacassin, trois ouvrages-clés : Passagers clandestins (études sur Conan Doyle, Lewis Carroll, Jack London, Mata Hari, Lovecraft, Victor Hugo, l’abbé Faria), A la recherche de l’empire caché (études sur Eugène Sue, Paul Féval, Gaston Leroux, Gustave le Rouge...) chez Julliard, et Les rivages de la nuit. Mythologie du fantastique (Frankestein, le vampire, George Sand, Kipling, Balzac, Nodier, ...) aux éditions du Rocher.