Il y a urgence à penser le capitalisme du XXIe siècle


Mercredi 29 Avril 2009 - 09:02
lemonde.fr/Thomas Piketty


Le capitalisme du XXIe siècle sera-t-il aussi inégalitaire que celui du XIXe ? Se conclura-t-il par le même déchaînement de guerres, de nationalismes et de violences, à l'échelle réellement mondiale cette fois ? Une chose est certaine : il faudra bien plus que la crise financière actuelle pour que la démocratie prenne le dessus et apprenne à dompter le capitalisme.


Il y a urgence à penser le capitalisme du XXIe siècle
La crise peut certes jouer un rôle salutaire pour corriger certains des excès les plus criants apparus depuis les années 1980. Par quelle folie idéologique les autorités publiques ont-elles permis à des pans entiers de l'industrie financière de se développer sans contrôle, sans régulation prudentielle, sans rendu des comptes digne de ce nom ? Par quel aveuglement a-t-on laissé des dirigeants et des traders se servir des rémunérations de dizaines de millions d'euros, sans réagir, voire en les glorifiant ?
La chute du Mur et la victoire définitive du capitalisme contre le système soviétique ont probablement contribué à l'émergence de cet étrange moment des années 1990-2000, marqué par une foi démesurée dans le marché autorégulé et un sentiment d'impunité absolue parmi les élites économiques et financières.
Dans sa forme la plus extrême, ce temps est terminé. Encore faudra-t-il des années avant que les discours publics se transforment en actes. La transparence financière et comptable est un chantier titanesque touchant aussi bien les paradis fiscaux que les grands pays, les sociétés non financières que le secteur bancaire. Concernant les rémunérations extravagantes, seuls des taux d'imposition dissuasifs permettront de revenir à des écarts moins extrêmes. La route sera longue, tant les résistances idéologiques sont fortes.
Supposons néanmoins que ces deux combats soient menés à leur terme. Le capitalisme du XXIe siècle n'en deviendra pas pour autant un monde juste et paisible. On dit souvent que le capitalisme de ce début de siècle est "patrimonial". On entend par là que les patrimoines financiers et immobiliers, les mouvements de leurs prix et de leurs rendements, jouent un rôle essentiel. C'est vrai. Mais il faut maintenant prendre conscience du fait qu'il ne peut exister de capitalisme autre que "patrimonial", et qu'il s'agit là d'un élément structurant du paysage social et des inégalités. Au cours du XXe siècle, en particulier pendant les Trente Glorieuses, on a cru à tort que nous étions passés à une nouvelle étape du capitalisme, un capitalisme sans capital en quelque sorte, ou tout du moins sans capitalistes.
A une vision du monde opposant travailleurs et capitalistes, en vogue jusqu'en 1914 et encore dans l'entre-deux-guerres, nous avons progressivement substitué à partir de 1945 une vision tout aussi dichotomique, mais plus apaisante, opposant d'une part les "ménages", supposés vivre uniquement de leurs salaires, et d'autre part les "entreprises", univers certes dominé par une implacable logique de productivité et d'efficacité, mais surtout lieux où sont distribués les salaires, toujours croissants. En oubliant au passage que les détenteurs ultimes des entreprises et de leur capital sont toujours des personnes physiques, des ménages en chair et en os. Et que l'inégale répartition de la propriété des patrimoines et de leurs revenus (dividendes, intérêts, loyers, plus-values) demeure l'inégalité fondamentale du système capitaliste : Marx avait au moins raison sur ce point.
Sans le formuler explicitement, on a même cru un moment que les revenus du capital avaient tout bonnement disparu au bénéfice des revenus du travail. On s'est pris à imaginer que les cadres méritants avaient définitivement remplacé les actionnaires bedonnants. On s'est mis à penser les inégalités uniquement à travers le prisme apaisant des inégalités salariales entre ouvriers, employés, cadres. Mais un monde uni, communiant dans le même culte du travail, fondé sur l'idéal méritocratique.
Nous ne reviendrons jamais à ce monde enchanté des Trente Glorieuses, qui était pour partie un rêve pieux, et pour partie une période exceptionnelle et transitoire, correspondant à un capitalisme de reconstruction. D'abord pour une raison bien connue : les taux de croissance de la production de l'ordre de 4 % ou 5 % par an observés pendant cette période, qui permettaient d'alimenter une hausse soutenue du pouvoir d'achat et un sentiment de progrès perpétuel, s'expliquaient avant tout par un phénomène de rattrapage, après des décennies perdues (1914-1945). Mais également pour une raison plus profonde dans ses conséquences à long terme. A l'issue de la seconde guerre mondiale, les patrimoines privés avaient de fait quasiment disparu. Au début des années 1950, le total des patrimoines financiers et immobiliers des ménages ne représentait qu'à peine plus d'une année de revenu national, contre plus de six à la veille de la première guerre mondiale. Il fallut plus d'un demi-siècle pour que le rapport entre patrimoines et revenus, paramètre central du développement capitaliste, retrouve au cours des années 2000 des niveaux de l'ordre de 6/7, comparables à ceux de la Belle Epoque.
Le creux de la courbe a été particulièrement marqué en France, à la fois du fait de l'importance prise par l'État comme propriétaire du capital des entreprises à l'issue des nationalisations de 1945, et d'une politique vigoureuse de blocage des loyers, qui explique pour une large part les prix immobiliers historiquement bas observés des années 1950 aux années 1970. On retrouve toutefois cette même évolution générale dans tous les pays développés. Au niveau mondial, l'accumulation du capital privé a vu s'ouvrir de nouveaux secteurs et de nouveaux territoires, autrefois propriétés des Etats.
Les très hautes valorisations des patrimoines observées ces dernières années sont en partie la conséquence des bulles boursières et immobilières, et les ratios patrimoine/revenu sont appelés à baisser dans les années qui viennent. Mais ils ne reviendront jamais aux faibles étiages des Trente Glorieuses. Tout laisse à penser que les patrimoines et leurs revenus vont se situer au XXIe siècle à des niveaux au moins équivalents à ceux du XIXe et du début du XXe.
Les effets produits sur les structures sociales et les inégalités nationales et internationales mettront du temps à se faire pleinement sentir, mais ils seront à terme considérables. D'autant plus que le dumping fiscal généralisé, qui a déjà largement mis à mal les impôts progressifs patiemment construits au XXe siècle, n'a sans doute pas encore atteint son paroxysme, et menace de conduire à la suppression pure et simple de toute forme d'imposition du capital et de ses revenus. Plus rien n'empêchera alors le capitalisme de retrouver les sommets inégalitaires du XIXe siècle. C'est-à-dire un monde où Vautrin pouvait benoîtement expliquer à Rastignac que la réussite par les études et le travail était une voie sans issue, et que la seule bonne stratégie d'ascension sociale consistait à mettre la main sur un patrimoine.
Car c'est bien de cela qu'il s'agit. L'économie de marché et la propriété privée du capital méritent certes d'être enfin pensées dans leurs dimensions positives. Non pas comme un système fondé sur l'acceptation pragmatique de l'égoïsme individuel et de nos imperfections humaines, mais comme le seul système s'appuyant sur la liberté des personnes et l'infinie diversité des aspirations individuelles. Mais pour cela il faut reconnaître sans détour que le capitalisme, de façon indissociablement liée à sa dimension émancipatrice, produit inévitablement une inégalité d'une brutalité inouïe, insoutenable, injustifiable, menaçant nos valeurs démocratiques essentielles, au premier rang desquelles l'idéal méritocratique. Pendant les Trente Glorieuses, seul un pourcentage insignifiant de la population était susceptible de recevoir en héritage l'équivalent d'une vie de travail au salaire minimum (environ 500 000 € actuellement). Ce pourcentage, qui a décuplé en vingt ans, devrait dépasser les 10 % dans les années 2010, et plus encore si l'on prend en compte les rendements des capitaux correspondants. Et même si cela mettra plus de temps à se faire sentir, la part des capitaux reçus de la génération précédente dans ceux transmis à la génération suivante ne cessera d'augmenter.
L'idéal d'une accumulation du capital fondée sur l'épargne méritante issue des revenus du travail, valable pendant les Trente Glorieuses et dans les périodes de très forte croissance économique ou démographique, disparaît mécaniquement dès lors que les séquelles des guerres s'éloignent et que les rendements du capital dépassent durablement les taux de croissance. Et l'arbitraire des enrichissements patrimoniaux dépasse largement le cas de l'héritage. Le capital a par nature des rendements volatils et imprévisibles, et peut générer pour tout un chacun des plus-values (ou des moins-values) immobilières et boursières équivalentes à plusieurs dizaines d'années de salaire. Et même si la concentration des patrimoines est forte, et peut encore croître, rien ne serait plus illusoire que de s'imaginer que le capital est l'apanage de certaines familles : un capitaliste sommeille en chacun d'entre nous, et chaque personne disposant de 200 000 € en assurance-vie possède indirectement des morceaux d'usines, qui parfois licencient et délocalisent pour rémunérer ledit capital.
Au niveau international, l'instabilité des fortunes engendrée par les mouvements des prix et des rendements du capital est encore plus élevée. Sans une forte reprise en main par le pouvoir démocratique, un tel système mène à des catastrophes.
Au XXe siècle, ce sont les guerres qui ont fait table rase du passé et qui ont temporairement donné l'illusion d'un dépassement structurel du capitalisme. Pour que le XXIe siècle invente un dépassement à la fois plus pacifique et plus durable, il est urgent de repenser le capitalisme dans ses fondements, sereinement et radicalement.


           

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