C’est un principe paradoxal et infaillible : on ne hait bien, jusqu’à la fureur, que ce dont on se sent proche. C’est dire que les familles, les cénacles, les tribus sont meilleurs conducteurs de bile et de médisance que les ensembles disparates. Deux jeunes normaliens (50 ans à eux deux) viennent d’en administrer la preuve en déclinant cette hypothèse sur tous les registres du monde littéraire. Le résultat n’est pas triste : chez les écrivains-géniaux ou médiocres-, on se hait mieux qu’ailleurs. Et l’on y dispose à foison de l’éloquence, des théories, des lieux, des stratégies, des perfidies, qui aident-qui encouragent ?-les uns à vomir sur les autres.
Le XIXe siècle, ici privilégié par nos subtils hainologues, est, il est vrai, un morceau de choix puisque la presse, l’argent, les honneurs y deviennent des distinctions convoitées par des collègues qui ont déjà les mêmes maîtresses et fréquentent les mêmes cafés. D’où l’utilité de tenir un solide fil rouge pour se repérer dans ce labyrinthe d’injures où s’agitent Lamartine, Louise Colet, les Goncourt, Bloy, Barbey d’Aurevilly, George Sand, Baudelaire, Marie Dorval, Gautier ou Dumas père et fils. Du beau monde, donc. Et des médisants de belle envergure qui, tout au long de leur cursus honorum , se sont méprisés, ignorés, combattus, dénigrés, avec une mauvaise foi qui force la considération. Pourquoi les écrivains se haïssent-ils ? se demandera-t-on. Très simple : la haine, petite soeur de la jalousie, elle-même fille de l’échec et de l’ambition, est une passerelle vers l’affirmation de soi. Je te hais, donc je suis. D’où il ressort qu’on n’a jamais rencontré un seul véritable écrivain sans ennemi, ni un seul plumitif sans totem haïssable...
Quand les aigles se picorent comme des moineaux
Cinq motifs décident, pour l’essentiel, des guerres et des duels par proses ou vers interposés : les affaires de sexe, la vanité, la politique, l’envie et l’argent (corollaire de la gloire). Prenez ces ingrédients de base, combinez-les selon la circonstance et vous obtiendrez, entre autres scènes de genre : la brouille légendaire de Hugo et Sainte-Beuve (dit « Sainte-Bave »), les dix-neuf camouflets de Zola à l’Académie, les trépignements de Péguy, la déchéance de Musset, la vendetta des romantiques contre les classiques, celle des réalistes contre les symbolistes, les fatuités comiques de Montesquiou, le ralliement de Mérimée au second Empire, les injures distribuées ou reçues par Flaubert (« Tiens, la couille lui manque, à celui-là... » , disait-il de ses adversaires favoris), ou la royauté fragile d’Anatole France... En observant à la loupe ces affaires de trahison, d’allégeances provisoires ou de reniements, on s’avisera cependant que la vanité mène le bal. Et elle est inextinguible, cette vanité des hommes de lettres, fussent-ils éminents ! Quoi, vous ne m’admirez pas ? Vous ne défaillez pas en ma présence ? Vous manifestez une tiédeur coupable devant mon oeuvre ? Allez, allez, vous n’aurez pas de talent... Sur ce chapitre, Hugo et Chateaubriand sont, par définition, hors concours. Mais le timide Mallarmé, le pur Verlaine et le séraphique Vigny ne sont pas mal non plus... Fallait-il donc que ces aigles fussent déconcertés par leurs grandes plumes pour se picorer comme des moineaux ! Sur la plupart de ces dossiers, en tout cas, l’ouvrage de Kern et Boquel est exemplaire. Et leur enquête ne néglige ni les caves, ni les coulisses, ni les lieux d’aisances. Si les Rastignac, les D’Orsay ou les Bel-Ami de l’avenir les lisent avec attention, ils choisiront peut-être de s’installer en province, au coin d’un bon feu...
Irrespirables arrondissements
Car, en France, les haines littéraires ont une particularité fatale : elles se déploient, presque sans exception, à l’intérieur d’un espace restreint, Paris, où un torrent bizarre a déversé, et déversera longtemps encore, tout ce qui brigue une parcelle de renom. Du coup, les frottements, les irritations, les cocufiages, les rencontres inopinées, les parades phalliques s’y multiplient naturellement, au point de rendre irrespirables certains arrondissements où pullulent les professionnels d’une profession qui ne se fait pas de quartier. Ni les Etats-Unis (plus vastes), ni l’Allemagne ou l’Italie (plus tardivement unifiées) n’ont cette malchance topogra- phique-qui passe pourtant, à leurs yeux, pour un privilège pittoresque.
On aurait aimé, bien sûr, voir l’enquête poussée un peu plus loin et explorer le nid de vipères que fut La NRF , ou les haines issues du schisme fascisme-communisme, ou celles qui firent tressaillir Gide, Aragon, Jouhandeau ou Léautaud-mais on entre là, déjà, dans le secret de l’inavouable, des vies privées et des infamies encore protégées par la loi. Que dire, alors, des impossibles révélations que ne manqueraient pas de fournir quelques prélèvements histologiques dans notre actualité la plus moderne ? Là-dessus, les tribus contemporaines se serrent les coudes : on en parlera peut-être dans un siècle, qui sait ?-quand les victimes, les bourreaux, les jaloux, les atrabilaires, les maîtres, les disciples et les canailles ne seront plus que des têtes de chapitre ou des notes en bas de page
« Une histoire des haines d’écrivains. De Chateaubriand à Proust », d’Anne Boquel et Etienne Kern (Flammarion, 336 pages, 21 E).
Le XIXe siècle, ici privilégié par nos subtils hainologues, est, il est vrai, un morceau de choix puisque la presse, l’argent, les honneurs y deviennent des distinctions convoitées par des collègues qui ont déjà les mêmes maîtresses et fréquentent les mêmes cafés. D’où l’utilité de tenir un solide fil rouge pour se repérer dans ce labyrinthe d’injures où s’agitent Lamartine, Louise Colet, les Goncourt, Bloy, Barbey d’Aurevilly, George Sand, Baudelaire, Marie Dorval, Gautier ou Dumas père et fils. Du beau monde, donc. Et des médisants de belle envergure qui, tout au long de leur cursus honorum , se sont méprisés, ignorés, combattus, dénigrés, avec une mauvaise foi qui force la considération. Pourquoi les écrivains se haïssent-ils ? se demandera-t-on. Très simple : la haine, petite soeur de la jalousie, elle-même fille de l’échec et de l’ambition, est une passerelle vers l’affirmation de soi. Je te hais, donc je suis. D’où il ressort qu’on n’a jamais rencontré un seul véritable écrivain sans ennemi, ni un seul plumitif sans totem haïssable...
Quand les aigles se picorent comme des moineaux
Cinq motifs décident, pour l’essentiel, des guerres et des duels par proses ou vers interposés : les affaires de sexe, la vanité, la politique, l’envie et l’argent (corollaire de la gloire). Prenez ces ingrédients de base, combinez-les selon la circonstance et vous obtiendrez, entre autres scènes de genre : la brouille légendaire de Hugo et Sainte-Beuve (dit « Sainte-Bave »), les dix-neuf camouflets de Zola à l’Académie, les trépignements de Péguy, la déchéance de Musset, la vendetta des romantiques contre les classiques, celle des réalistes contre les symbolistes, les fatuités comiques de Montesquiou, le ralliement de Mérimée au second Empire, les injures distribuées ou reçues par Flaubert (« Tiens, la couille lui manque, à celui-là... » , disait-il de ses adversaires favoris), ou la royauté fragile d’Anatole France... En observant à la loupe ces affaires de trahison, d’allégeances provisoires ou de reniements, on s’avisera cependant que la vanité mène le bal. Et elle est inextinguible, cette vanité des hommes de lettres, fussent-ils éminents ! Quoi, vous ne m’admirez pas ? Vous ne défaillez pas en ma présence ? Vous manifestez une tiédeur coupable devant mon oeuvre ? Allez, allez, vous n’aurez pas de talent... Sur ce chapitre, Hugo et Chateaubriand sont, par définition, hors concours. Mais le timide Mallarmé, le pur Verlaine et le séraphique Vigny ne sont pas mal non plus... Fallait-il donc que ces aigles fussent déconcertés par leurs grandes plumes pour se picorer comme des moineaux ! Sur la plupart de ces dossiers, en tout cas, l’ouvrage de Kern et Boquel est exemplaire. Et leur enquête ne néglige ni les caves, ni les coulisses, ni les lieux d’aisances. Si les Rastignac, les D’Orsay ou les Bel-Ami de l’avenir les lisent avec attention, ils choisiront peut-être de s’installer en province, au coin d’un bon feu...
Irrespirables arrondissements
Car, en France, les haines littéraires ont une particularité fatale : elles se déploient, presque sans exception, à l’intérieur d’un espace restreint, Paris, où un torrent bizarre a déversé, et déversera longtemps encore, tout ce qui brigue une parcelle de renom. Du coup, les frottements, les irritations, les cocufiages, les rencontres inopinées, les parades phalliques s’y multiplient naturellement, au point de rendre irrespirables certains arrondissements où pullulent les professionnels d’une profession qui ne se fait pas de quartier. Ni les Etats-Unis (plus vastes), ni l’Allemagne ou l’Italie (plus tardivement unifiées) n’ont cette malchance topogra- phique-qui passe pourtant, à leurs yeux, pour un privilège pittoresque.
On aurait aimé, bien sûr, voir l’enquête poussée un peu plus loin et explorer le nid de vipères que fut La NRF , ou les haines issues du schisme fascisme-communisme, ou celles qui firent tressaillir Gide, Aragon, Jouhandeau ou Léautaud-mais on entre là, déjà, dans le secret de l’inavouable, des vies privées et des infamies encore protégées par la loi. Que dire, alors, des impossibles révélations que ne manqueraient pas de fournir quelques prélèvements histologiques dans notre actualité la plus moderne ? Là-dessus, les tribus contemporaines se serrent les coudes : on en parlera peut-être dans un siècle, qui sait ?-quand les victimes, les bourreaux, les jaloux, les atrabilaires, les maîtres, les disciples et les canailles ne seront plus que des têtes de chapitre ou des notes en bas de page
« Une histoire des haines d’écrivains. De Chateaubriand à Proust », d’Anne Boquel et Etienne Kern (Flammarion, 336 pages, 21 E).