L’Algérie ne croit plus aux promesses


Vendredi 22 Mai 2009 - 12:44
Monde-diplomatique - Ali Chibani


Abdelaziz Bouteflika vient de réformer la Constitution algérienne pour supprimer la limitation des mandats présidentiels. Il compte se présenter pour la troisième fois en avril 2009, malgré l’aveu de l’« échec » de sa politique. La population, quant à elle, préoccupée et désespérée par la détérioration de son quotidien à tous les niveaux, se désintéresse complètement de l’élection qui se prépare. Symptômes du climat de mécontentement, les émeutes se sont multipliées ces dernières années.


Abdelaziz Bouteflika
Abdelaziz Bouteflika
« Pour aller à Larbaa Nath Irathen [en Kabylie], il n’y a que des chemins qui montent », une succession de virages sur des routes étroites. On découvre des collines en cascade. Sous une lumière éclatante, frênes, oliviers et d’autres arbres fruitiers verdoient. Des décharges créées de manière anarchique gâchent, hélas, la beauté du lieu : bouteilles, sacs et autres détritus jonchent le sol. Que ce soit en ville ou dans la campagne, sur l’ensemble du territoire algérien, la destruction du paysage reflète l’état d’esprit de la société.

Anciennement appelée Fort-National par les Français, la petite ville de Larbaa Nath Irathen ne déroge pas à la frénésie de construction. Partout dans le pays, des immeubles poussent comme des champignons. Généralement, les riches ou les hauts fonctionnaires s’arrogent plusieurs appartements, faisant perdurer la crise du logement et obligeant les autres citoyens à manifester violemment leur indignation.

Sur les trottoirs de cette commune, qui a les allures d’une ville d’un autre temps à cause des constructions coloniales délabrées, se massent les jeunes désœuvrés — les hittistes . Pourtant, les gouvernements successifs claironnent depuis une décennie que le taux de chômage n’excède pas 12 %.

« C’est vrai qu’il y a plus d’emplois depuis l’arrivée de Bouteflika », affirme Omar Achour, 23 ans et sans travail. Assis à l’ombre, il passe ses journées à garder une tavla : un vieux présentoir vitré contenant des cigarettes, du tabac à priser et des sucreries. Une solution de fortune pour gagner un peu d’argent. Deux hommes achètent deux cigarettes.

Achour se lève pour ranger la monnaie dans une caisse verte entamée par la rouille. « Mon idéal ?, demande-t-il en revenant. Trouver du travail. Sinon, je pense à quitter le pays. » Comme la plupart des jeunes Algériens, il a vu sa demande de visa pour la France rejetée. D’où le nouveau phénomène des harragas, ces « brûleurs de route » qui risquent leur vie sur des embarcations de fortune afin de rejoindre l’Europe.

« Pour quitter l’Algérie, les femmes demandent des visas d’étude ou cherchent un “émigré” à épouser », raconte Sofia. Cette jeune fille de 27 ans refuse de croire à la baisse du chômage. « Au contraire, je vois de plus en plus de monde sans occupation. Regardez tous ces jeunes qui errent. Même les diplômés sont sans emploi. » Travaillant dans un « kiosque téléphonique », elle ne s’estime pas chanceuse d’avoir ce poste. « Pour une fille, l’important est de ne pas rester cloîtrée à la maison. Je travaille de 8 à 16 heures, sans pause déjeuner, pour gagner 5 000 dinars [50 euros] par mois . »

Telle est la condition de la femme algérienne, exploitée, comme le sont d’ailleurs les immigrés africains noirs. « La femme ne négocie pas son salaire. Les employeurs préfèrent nous embaucher plutôt qu’un homme qui refuse de travailler dans les mêmes conditions que nous. » Secrétaire au sein d’une association sociale, cette trentenaire gagne 3 000 dinars par mois.

« Mon salaire ne me sert à rien. Ce sont mes parents qui me paient le transport pour venir au travail. » Etonnamment, bien qu’elle accuse les responsables au pouvoir de « dilapider la manne pétrolière », elle juge la présidence de Abdelaziz Bouteflika positive. « Rien n’a changé pour moi, mais j’entends beaucoup de monde dire du bien de lui. Il a notamment mis en place des aides pour les jeunes sans emploi et pour permettre aux familles modestes d’acquérir un logement... »

« Le filet social ? C’est de la poudre aux yeux ! » Pour Hocine Lounis, maire de Larbaa Nath Irathen sous l’étiquette du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), l’indemnité d’activité d’intérêt général (IAIG), en vigueur depuis 1994, et la prime d’activité et d’insertion sociale (PAIS), se montant respectivement à 3 000 et à 2 700 dinars pour une durée de six mois, relèvent de l’« exploitation ».

« Je dois payer un jeune diplômé ou un cadre 3 000 dinars par mois ! Cela revient à ne rien faire contre le chômage. Dans ma mairie, 80 % des guichetiers sont sous le régime de l’IAIG. En d’autres termes, il faut remplacer 80 % des employés tous les six mois. » Un tel programme contraint les maires à ruser avec la loi. « Nécessairement, je reprends les mêmes personnes. Comment pourrais-je virer les veuves qui travaillent dans les cantines scolaires ? Elles n’ont que ce salaire dérisoire pour nourrir leurs enfants. »

« Regardez tous ces jeunes qui errent.
Même les diplômés sont sans emploi »

Monsieur Lounis a été maire de 1997 à 2002, puis réélu en 2007. Il estime ne plus pouvoir assumer toutes ses prérogatives car « Bouteflika a réduit le champ des libertés. L’Etat ne veut pas que les maires agissent en faveur du peuple. Les projets de construction ou de réforme de la fiscalité locale échappent au premier magistrat de la localité...

Le maire est devenu un appendice de l’administration. Tout dépend de la tutelle ». La tutelle : les ministères et les wilayas (préfectures) qui décident des projets et de leur mise en application dans des localités dont ils ignorent les besoins. « Ce sont des problèmes que dénoncent, tous partis confondus, l’ensemble des maires algériens, relate l’édile de Larbaa Nath Irathen. Le gouvernement justifie la rigidité de la centralisation par l’état d’urgence. »

En réalité, le gouvernement n’est pas le seul fautif dans la détérioration de la gestion des municipalités. Les maires et leurs suppléants y sont pour beaucoup. Il n’est pas de service administratif où la corruption et le « piston » ne fassent la loi. Le simple citoyen subit un chantage permanent. S’il a besoin d’un document administratif en urgence, s’il est contrôlé par un agent de l’ordre zélé, il doit recourir à ses « relations » — ses amis haut placés — ou ouvrir son porte-monnaie.

Dda Idir , ancien combattant de 76 ans qui s’est « battu pour une autre Algérie que celle-ci », reconnaît que « l’injustice domine. Si vous n’avez personne pour vous aider, on vous prive de tous vos droits. Si vous connaissez un fonctionnaire à la mairie, vous arrivez quand vous voulez et vous passez en premier. Avec les “connaissances”, vous pouvez tout obtenir. Je vois par exemple des gens qui ne sont pas sortis de leur village pendant la guerre et qui touchent des pensions d’anciens combattants ».

Cette pratique coûte des sommes faramineuses au budget de l’Etat, particulièrement en période électorale. Le titre d’ancien combattant ou de fils de chahid vaut la carte « privilèges » d’un centre commercial : indemnités à vie, exonérations de certaines taxes, réductions aux agences de voyages... Les partis au pouvoir — Front de libération nationale (FLN) et Rassemblement national démocratique (RND) — les distribuent pour gagner des électeurs et les fidéliser. Ainsi peut-on rencontrer des « anciens combattants » qui... n’avaient pas l’âge de prendre les armes entre 1954 et 1962. L’actuel président, par la voix du ministère des anciens combattants, a lui-même dénoncé les imposteurs. « Bouteflika dit beaucoup de bonnes choses, commente Dda Idir. Le problème est qu’il ne tient pas ses promesses. » On devine le désespoir de ce vieil homme qui « prie Dieu pour que le pays change, ne serait-ce que pour aider tous les jeunes dépressifs qui n’ont d’autre recours que la drogue ! ».

A son arrivée au pouvoir, en avril 1999, Bouteflika a suscité l’espoir par ses discours. Parlant en arabe algérien et en français, faisant ouvertement référence aux origines amazighes de l’Afrique du Nord, énumérant les difficultés sociales qu’un simple citoyen vit au quotidien, bousculant ses ministres inactifs, il est apparu à la population comme un homme providentiel .
« La politique ne m’intéresse pas,
seul le pain me préoccupe »

Celle-ci, pourtant, a vite déchanté en découvrant un responsable passant le plus clair de son temps à l’étranger. Le mouvement de protestation du « printemps noir » (avril-mai 2001), en Kabylie, a subi une répression sanglante qui a fait cent vingt-six morts par balles explosives — dont cinq à Larbaa Nath Irathen — et des milliers de blessés .

Actuellement, des « émeutes » éclatent quotidiennement sur l’ensemble du territoire national. On ne se fie plus aux promesses du président ; on n’écoute ni ses discours ni ceux des autres représentants politiques. « La politique ne m’intéresse pas, seul le pain me préoccupe », dit un retraité attablé sans consommation au Café du centre, où des trentenaires jouent aux cartes avec des septuagénaires. « Ma retraite ne me suffit pas pour nourrir mes cinq filles sans emploi, avoue l’homme. Parfois, nous mangeons ; d’autres fois, nous patientons. »

Cette patience, la majorité de la population doit en faire preuve. La flambée des prix à la consommation est sans précédent. A 800 dinars le sac de semoule de vingt-cinq kilos, 650 dinars les cinq litres d’huile, 130 dinars le kilo de laitue, les produits alimentaires de base sont hors d’atteinte pour le salarié moyen, surtout le mois du ramadan, période de profit commercial sans vergogne, où le coût des aliments double, voire triple. « En Algérie, tout change du jour au lendemain, sauf notre misère ! », se plaint le retraité, qui ignore qu’une réforme de la Constitution est prévue de longue date.

Un autre retraité, ancien ouvrier en France, sirote une limonade au comptoir. Après un temps d’hésitation, il se lance : « Je n’ai rien à dire à nos gouvernants. Ils savent tout et ne font rien pour améliorer nos conditions de vie... Mais je voudrais parler à l’Etat français et lui demander pourquoi il a réduit [dans certains cas] la majoration pour le conjoint, ce qui affecte notre pouvoir d’achat. » Drôle de situation où l’on se croit entendu par un Etat étranger et pas par le sien. Notre interlocuteur reconnaît tout de même que la situation sécuritaire a changé en dix ans. « Nous craignons le banditisme plus que le terrorisme. Ici, on peut vous tuer pour 10 dinars. D’où vient tout cela ? Nous l’ignorons... Mais peut-être est-ce voulu ? »

« C’est voulu ! » Une expression, dite en français, qui est apparue ces dernières années dans la bouche des Kabyles. Ils accusent l’Etat d’avoir favorisé le banditisme, la drogue, la prostitution — phénomènes apparus soudainement — et d’avoir attiré les groupes d’Al-Qaida au Maghreb pour forcer la population à accepter le retour de la gendarmerie, retirée depuis le « printemps noir » de 2001. Vérité ou paranoïa ? Difficile de répondre, car on ne saurait vérifier les raisons invoquées pour formuler ces accusations.

Mais, de fait, la peur est partout. Durant les années 1990, on pouvait sortir à n’importe quelle heure en Kabylie. « Maintenant, en hiver, j’arrête de travailler à 18 heures pour éviter les faux barrages des bandits qui délestent les passants de leurs véhicules et de leurs biens », confie Karim. En plus du banditisme , qui a gagné les autres régions du pays, ce conducteur d’un fourgon de transport collectif risque sa vie tous les jours.

De l’aveu d’un commissaire de police, « les routes en Algérie mènent droit au cimetière ». Pour Karim, le taux élevé des accidents de la circulation s’explique par « le mauvais état des routes trop étroites, le manque de signalisation et le non-respect du code. Mais la principale raison est que les gens n’ont pas peur de mourir. Ils n’attendent plus rien de la vie ! ». Depuis dix ans, la presse algérienne rapporte, presque tous les jours, des cas de suicide. Généralement, il s’agit de jeunes, hommes et femmes.

Ce n’est plus un fossé qui sépare l’Etat et la nation, mais un désert aride. Nul ne veut le traverser pour rejoindre l’autre. En dix ans de présidence de Bouteflika, une élite bourgeoise, proche des rouages de l’Etat, s’est renforcée quand la pauvreté au sein de la population a gagné du terrain. A vue d’œil, les islamistes sont plus puissants que dans les années 1990. Les terroristes « repentis » ou libérés de prison bénéficient d’emplois et d’indemnités pendant que nul ne soutient les victimes de la barbarie intégriste.

Le tragique a abouti à l’irrationnel : de nombreux jeunes se sont rendus en se déclarant terroristes juste pour bénéficier des largesses de l’Etat après la mise en œuvre de la « concorde civile » , devenue « projet pour la réconciliation nationale ». On comprend que la réforme de la Constitution, promettant une énième farce électorale dans un pays où l’avenir risque d’être plus sombre que le passé, ne suscite nullement l’intérêt des Algériens. « Ce que je voudrais le plus, c’est la paix, conclut Achour. Un proverbe de chez nous dit : “La paix vaut toutes les satiétés.” » Mais il ne se fait guère d’illusions.


           

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