La tradition, le maître et la philosophie


Samedi 17 Janvier 2009 - 01:19
Le Magazine littéraire/Joseph Macé-Scaron


Le passé a barre sur nous, a écrit Walter Benjamin, nul ne peut échapper à sa sommation. » Clivés entre néotraditionnalisme et postmodernisme, casuistique jésuite et rituel d’autoexpiation, nos temps sont doublement infidèles à l’injonction de l’auteur du Livre des passages.


La tradition, le maître et la philosophie
Aujourd’hui, quand le passé est invoqué, c’est pour montrer son imperfection. Et ce n’est qu’habillé des derniers oripeaux de la mode, consacré vintage, qu’il se révélera « chic ». Imbu de sa supériorité morale, le présent ne transmet plus que lui-même.

Nos temps sont marqués par une défaillance de mémoire. De l’ancien monde ne subsistent parfois que bribes et fragments déchargés du poids des certitudes. Mais, à ce qui nous est parvenu, on peut arracher le riche et le rare, autrement dit une inspiration, voire une de ces illusions métaphysiques qui nous enseignent ce que penser – et non raisonner – veut dire. Remémoration affranchie de la gangue des fausses assurances, la réflexion accepte alors, obliquement et sous bénéfice d’inventaire, l’héritage des mots, des fulgurances, des intuitions, le legs d’une langue dont il faut reconquérir la puissance. « Car c’est dans la langue, explique Hannah Arendt, que ce qui est passé a une assise indéracinable, et c’est sur la langue que viennent s’échouer toutes les tentatives de se débarrasser définitivement du passé. » Chez cet auteur, comme chez Montaigne, les citations servent moins de confirmations érudites que de repères, de rappels, de relevés qui aident à une assomption créatrice de l’ancien, allégé de gages et de sa livrée. Et ce n’est pas un hasard si ces deux écrivains se sont montrés soucieux d’articuler la permanence et la novation, l’ancien et le nouveau, la mémoire et la volonté.

La tradition leur est apparue pour ce qu’elle est, oeuvre humaine, faite non pas de nature mais de culture, grâce musicale de l’interprétation. La tradition n’est pas le passé. Elle n’a ni plus ni moins à voir avec lui qu’avec le présent et l’avenir. Elle est au-delà de la temporalité, ne se rapporte pas à ce qui est advenu, mais à ce qui est permanent. Elle plonge ses racines, comme le savaient les maîtres du Talmud, dans l’Immémorial. Elle ne s’institue pas à rebours de la nouveauté, mais constitue le fonds duquel les mutations doivent provenir pour acquérir signification, durée.

Toute tradition est condamnée à innover sous peine de disparaître. Sans elle, il nous serait impossible de devenir tout en devenant nous-mêmes. Sans rien d’autre qu’elle, nous serions en présence de ces sociétés froides dépeintes par Claude Lévi-Strauss, de sociétés fossiles ayant évacué l’Histoire où chaque génération se contenterait de répéter les faits et gestes de la génération précédente. Une tradition qui n’est pas sans cesse revisitée et réactualisée est vouée à péricliter. Prendre exemple sur ceux qui ont fondé et transmis, ce n’est pas seulement transmettre, c’est fonder à son tour. Et pour fonder, comme nous l’a démontré la littérature, il faut savoir souverainement dépasser la loi et ne pas bêtement se contenter d’outrepasser des tabous.

Encore faut-il savoir ce qu’il convient de transmettre et comment le faire. Dans Maîtres et disciples, George Steiner repose l’une des questions les plus irréductibles de la philosophie morale : Un maître est-il responsable de ses disciples, et si oui, jusqu’où ? De quelles façons ? Steiner sait que le maître prend entre ses mains le plus intime de ses élèves, la matière fragile et incendiaire de leurs possibilités. À l’heure des « cafés philo », des « magazines philo » et autres amusements qui nous donnent à penser que la philosophie dispute à la psychanalyse la prétention à dégénérer en vulgate rassembleuse ou en fade sagesse pour époque paresseuse, un livre, Portraits de maîtres (1), revisite cette singulière institution qu’a été et que demeure le « prof de philo ». On croise dans cet ouvrage salubre Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Emmanuel Levinas… mais aussi Étienne Borne et François Fédier. Pour avoir suivi l’enseignement de ces deux derniers maîtres, je peux souligner combien les témoignages recueillis dans cet essai sont justes. Ce qu’ils visaient n’était pas la maîtrise sur un disciple mais son élévation. Ils avaient, en effet, en mémoire à chacun de leurs cours cette injonction de Kant dans La Critique de la raison pure : « On ne peut apprendre aucune philosophie, car où est-elle, qui la possède et à quoi peut-on la connaître ? On ne peut qu’apprendre à philosopher. »

(1)Portraits de maîtres. Les Profs de philo vus par leurs élèves, Jean-Marc Joubert et Gilbert Pons (dir.), CNRS Éditions, 394 p., 25 Euros.


           

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