« Le Temps qu’il reste » d’Elia Suleiman : l’ironie de l’absurde


Vendredi 25 Septembre 2009 - 13:02
Sarra Grira (eMarrakech - Paris)


Sarra Grira (eMarrakech - Paris) : Les admirateurs parisiens du réalisateur palestinien (arabe de 1948) Elia Suleiman auront attendu avec impatience son dernier opus intitulé « Azzaman Al Baqi, Le Temps qu’il reste ». La qualité de l’œuvre aura récompensé cette fidélité : Suleiman, encore une fois, signe en maître.


« Le Temps qu’il reste » d’Elia Suleiman : l’ironie de l’absurde
Le film commence d’abord par une drôle de scène : Elia, à la fois devant et derrière la caméra, est passager d’un taxi dont le chauffeur israélien, perdu au milieu de nulle part sous une pluie torrentielle, décide de couper le moteur en attendant d’y voir clair. Pour éclairer à son tour notre regard, Elia choisit alors de nous faire remonter le temps.

Le réalisateur plante son décor dans le Nazareth de 1948. Ne dérogeant pas à ses habitudes, il peint l’invasion de la Galilée par l’armée israélienne sous un jour comique, sarcastique, en n’hésitant pas à ridiculiser tout autant les chefs et le maire de la ville que le petit soldat israélien qui prend son rôle trop au sérieux. Le film retrace l’histoire de la famille Suleiman, à travers le personnage de son père, Fouad Suleiman, jeune homme amoureux de sa future femme et qui refuse de rester les bras croisés devant la prise de Nazareth par les israéliens. Et ce malgré la désapprobation de son père et le découragement d’une bonne partie de la population.

De même qu’il prend ses distances avec l’histoire à travers l’ironie, il n’est nullement question pour Elia Suleiman de sacrifier aux regards manichéens trop souvent portés sur le conflit israélo-arabe, où les premiers sont souvent représentés en monstres et les seconds comme des héros ou des saints. Sans honte mais avec beaucoup d’humour, il nous dévoile aussi ce côté un peu « salaud » des palestiniens –pour reprendre le mot du dramaturge palestinien François Abou Salem-, parfois lâches ou hâbleurs, selon les circonstances.

Le réalisateur a par ailleurs le mérite de réussir le délicat mélange de l’histoire et de la fiction, du pathétique et de l’humour. Ainsi, la croissance du petit Elia est observé sur la toile de fond des événements politiques arabes (l’arrivée de Gamal Abdennasser au pouvoir, sa mort annoncée par le futur président Saddat, etc). Et de temps en temps, aux côtés de l’absurde des répliques ou des scènes qui se répètent et qui en deviennent presque cultes, quelques phrases qu’il n’est pas exagéré d’interpréter de manière assez symbolique.

Ainsi en est-il de ce vendeur de journaux à la criée qui clame « Al-Watan bi shekel w Kol El Arab balach ! » La traduction des titres des journaux en français au lieu de leur transcription ne peut qu’amener le spectateur à se faire cette réflexion bien amère : ils ont vendu la patrie à un shekel et le légendaire honneur des arabes ne vaut pas bien cher…

Fait notoire dans les films d’Elia Suleiman : tout en apparaissant à l’écran, le personnage qu’il incarne, notamment quand il joue son propre rôle, demeure toujours silencieux. En usant du burlesque pour peindre sa réalité et celle de son entourage, Elia Suleiman ne cherche pas pour autant à la maquiller.

S’il ne dénonce pas la violence du soldat israélien, il le montre tout de même ignorant jusqu’à la géographie de ce pays qu’il conquiert et qu’il réclame sien : « Il n’y a pas de mer à Nazareth ? ». Et s’il se contente de sauter à la perche, dans une mise en scène comique, au-dessus du mur de séparation, le geste reste plus parlant que bon nombre de discours. Et c’est toute la mélancolie, la tristesse des non-dits qui est incarnée par ce mutisme obstiné mais pas inexpressif pour autant.

On déplorera cependant le détail d’un léger défaut de traduction dans le titre du film : Azzaman Al Baqi ou The Time that remains aurait dû donner « Le Temps qui reste » en français. Mais qu’importe au final si le message passe. De son compatriote et ami, la chanteuse Rim Banna, native de Nazareth également, dit : « Ce qui distingue l'œuvre cinématographique d'Elia, c'est qu'il aborde notre quotidien comme palestiniens de manière à la fois sublime et drôle, pleine de perspicacité. Il n'y a pas beaucoup de dialogue dans ses films, car il s'appuie davantage sur l'image et l'expression muette. Il est celui qui a réussi le mieux à porter la réalité palestinienne à l'écran ».

Si le film est dédié à la mémoire des parents du réalisateur, il n’en demeure pas moins en effet un reflet d’une réalité palestinienne bancale. A travers une ville, une famille, ce sont 60 ans d’absurdité qu’Elia Suleiman dénonce à sa manière. Un prisme burlesque qui, loin de dénaturer, met un visage sur l’incompréhensible.


           

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