Le monde selon J.C.


Mercredi 31 Décembre 2008 - 13:49
Lire:fr/André Clavel


Après un recueil d'articles et de réflexions, le Prix Nobel de littérature 2003, J.M. Coetzee, revient aujourd'hui avec un roman : "Journal d'une année noire". Aussi déroutant qu'envoutant.


Le monde selon J.C.
En 2003, douze ans après Nadine Gordimer, l'Afrique du Sud recevait son deuxième prix Nobel de littérature et c'était un géant qui était couronné, John Maxwell Coetzee, dont l'oeuvre visionnaire incarne la fureur et la démesure africaines, tout en plongeant dans les gouffres les plus ténébreux d'une humanité naufragée. Déchirés par de tragiques malédictions, les romans de Coetzee sont des paraboles totalement dépouillées, lapidaires, séchées aux vents du bush : l'auteur de "Disgrâce" - un chef-d'oeuvre réédité cet automne en Points/Seuil - est un janséniste élevé chez Beckett, qui lui a appris à désosser sa prose, et chez Diderot, qui lui a légué son ironie incendiaire.

Né en 1940 dans la région du Cap, Coetzee a grandi sous l'étouffoir d'une société où l'apartheid faisait rage et il a remarquablement décrit cette époque dans "Scènes de la vie d'un jeune garçon" et dans "Vers l'âge d'homme", ses deux livres les plus autobiographiques. Il y raconte comment, tiraillé entre une mère possessive et un père alcoolique, il a passé sa jeunesse sous le signe de l'affrontement - races, religions, générations, classes sociales. Il sortira « en lambeaux » de ce monde trop brutal, s'exilera en Angleterre et ne se consolera qu'en se réfugiant dans les livres. « Si l'on ne descend pas dans les profondeurs, écrit-il, on ne peut pas être un artiste. L'art est le fruit de la détresse. »

De sa vie d'adulte, on ne sait pas grand-chose : un mariage en 1963, deux enfants (dont l'un mourra à 23 ans), un séjour en 1965 aux Etats-Unis, où il écrit une thèse sur Beckett. Professeur à Buffalo, il est arrêté en 1973 au cours d'une manifestation et il doit alors rallier l'Afrique du Sud, où il enseignera la littérature à l'université du Cap tout en restant à bonne distance des débats politiques. Mais s'il ne milite pas publiquement, il ne cessera, dans ses romans, d'évoquer l'injustice coloniale, l'oppression sociale et les discriminations raciales. Sans jamais sacrifier aux moralismes simplistes ni aux manichéismes réducteurs.

Parfois accusé d'être un trouble-fête dans son pays, violemment critiqué par une partie de l'intelligentsia sud-africaine lorsqu'il publia "Disgrâce" en 1999 - parce qu'il osait y dépeindre la violence des Noirs -, Coetzee est un écrivain particulièrement solitaire. Indifférent à la célébrité, ce sphinx installé depuis 2002 en Australie continue à tourner le dos aux caméras et aux micros. Pour en savoir un peu plus sur lui, il faut lire "Doubler le cap" (traduit l'an dernier au Seuil), un recueil de réflexions où se trouvent les rares entretiens qu'il a accordés à des universitaires. « Nous écrivons parce que nous ne savons pas ce que nous voulons dire. Ecrire nous le révèle. L'écriture nous écrit, elle montre ou fabrique ce qu'était notre désir, un instant plus tôt », explique Coetzee dans ce livre. Et lorsqu'on le questionne sur la responsabilité morale de l'artiste, il répond : « Ma pensée est absolument confondue et impuissante devant la souffrance du monde. Et pourtant, même dans un âge de fer, la pitié n'est pas réduite au silence. »

Trois étages pour trois niveaux de lecture

Quant au Coetzee « romancier », nous l'avions laissé avec "L'homme ralenti", traduit en 2006 au Seuil, un récit poignant sur la solitude, sur les affres du vieillissement, sur les délabrements de l'âme et du corps - autant de métaphores de cette humanité mutilée que Coetzee met en scène de livre en livre. Avec "Journal d'une année noire", il change totalement de registre. Et signe un roman qui est à la fois un autoportrait, un laboratoire intime, un exercice d'ironie cinglante, et un objet littéraire non identifié - chaque page comporte trois niveaux, trois étages séparés par un trait noir, avec des voix qui se superposent comme dans un canon musical.

L'étage supérieur, le plus fourni, aligne une cinquantaine de brefs chapitres où un écrivain australien d'origine sud-africaine - un certain « J.C. » - enregistre sur un dictaphone ses « opinions tranchées », et passablement sulfureuses. Il ressemble bien sûr à Coetzee et parle sans la moindre censure des animaux, du sport, de la torture, de Tony Blair, de la France, de Bach, de l'au-delà, de Dostoïevski, de la pédophilie, de la démocratie (« il est naïf de croire que celui qui a été élu démocratiquement sera le plus apte à exercer le pouvoir »), de la surveillance planétaire (« la vie privée est pratiquement une chose du passé»), du terrorisme d'Al-Qaïda («le gouvernement américain exagère les dangers que court le public »), des universités (« elles se sont laissé transformer en entreprises commerciales ») ou de la pornographie (« sur cette question, le fémi-nisme, mouvement par ailleurs progressiste, fit le choix de partager la couche des conservateurs religieux»). Et l'alter ego de Coetzee finit par «mettre une étiquette » sur ses opinions politiques : « Je dirais, lance ce frère de Diogène, que c'est du quiétisme anarcho-pessimiste. »

L'étage du milieu concerne toujours J.C. mais ce n'est plus son bréviaire philosophique que nous feuilletons : il évoque cette fois ses relations avec sa jeune voisine originaire des Philippines, Anya, qui a accepté d'être sa dactylo pour taper ce qu'il a confié à son dictaphone. Ce dont il rêve, c'est qu'elle soit sa complice sur le plan intellectuel, et qu'elle « sente d'instinct » les propos qu'elle va mettre au propre, devant sa machine. Au début, leur étrange face-à-face est des plus orageux. Et puis, peu à peu, J.C. se laisse émoustiller par Anya. Mieux encore: sensible à ses critiques, il se met à nuancer et à réviser ses « pensées tranchées », comme si sa secrétaire était pour lui une sorte de muse, une inspiratrice. « Ce qui a changé depuis que je suis entré dans son orbite, ce ne sont pas mes opinions elles-mêmes, mais plutôt l'opinion que je me fais de mes opinions » dira-t-il, avec assez d'auto-ironie pour accepter de saper les fondements de ses propres convictions...

Reste l'étage du bas, un monologue intérieur consacré aux cogitations d'Anya. Qui donne sa propre version des faits. Qui avoue aimer rouler sa croupe sous les yeux de « señor J.C. ». Qui changera, elle aussi, à son contact. Et qui parle de son compagnon, Alan, un trader lourdingue et borné, dont elle ne tardera pas à se séparer. « Je me sens écrasée entre ces deux hommes, dira-t-elle, entre les certitudes absolues de l'un et les opinions arrêtées de l'autre, au point qu'il m'arrive d'avoir envie de me retirer et de faire cavalier seul. »

A la fois déroutant et envoûtant, aussi subversif qu'Elizabeth Costello, ce Journal d'une année noire est un diabolique jeu de piste, un précis de décomposition où, dans les loopings d'un scénario vertigineux, Coetzee ne cesse de miner et de torpiller l'édifice qu'il construit, pour ne nous offrir que des « croyances provisoires ». En faisant un brûlant - et très socratique - éloge de l'incrédulité, dans un monde gavé de certitudes.


           

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