Le climat est décrit comme "tendu" par tous les acteurs de la politique de la ville. Le sociologue Didier Lapeyronnie explique comment nombre de quartiers, partout en France, se sont transformés en ghettos ces dernières années.
La recherche française a longtemps soutenu que les quartiers sensibles ne pouvaient être comparés aux ghettos américains. Dans votre ouvrage, Ghetto urbain (éd. Robert Laffont, 2008), vous reprenez ce terme. Pourquoi ?
Il y a dix ans, je n'aurais pas parlé de ghettos parce que la seule concentration de populations pauvres ne fait pas un ghetto. Pour que se constitue un ghetto, il faut à la fois une fermeture d'un territoire vis-à-vis du reste de la société et la construction, dans cette cité, d'une contre-société ou d'un mode de vie particulier. Autrement dit, les ghettos se construisent autant par l'extérieur - cela correspond aux effets de la ségrégation sociale et raciale - que par l'intérieur - l'élaboration d'une organisation sociale qui permet de compenser un peu les blessures infligées par la société.
Depuis les années 1980, il ne fait aucun doute que les relations entre les habitants de ces territoires et le reste de la ville se dégradent. On constate aussi l'apparition d'une contre-société avec des habitants qui partagent la même expérience sociale, celle de la discrimination. Cela ne veut pas dire qu'en France le critère ethnique soit la principale clé de compréhension des ghettos. Mais l'expérience raciale, oui : le fait de se considérer relégué et abandonné, d'être obligé de vivre dans un espace non choisi, de se sentir victimes de la société et de ceux qu'ils désignent comme des "Français" ou des "Blancs" - les citoyens à part entière que les habitants des ghettos ne sont pas.
Tous les quartiers sont-ils touchés ?
Tous les quartiers populaires ne sont pas des ghettos. Mais il y a du ghetto dans beaucoup d'entre eux. Paradoxalement, ces phénomènes de ghettoïsation sont plus marqués en province que dans les régions auxquelles on pense habituellement, comme la Seine-Saint-Denis ou la banlieue lyonnaise. Dans des villes moyennes comme celle sur laquelle j'ai travaillé pendant quatre ans, dans l'ouest de la France, le niveau de chômage et l'enfermement social et ethnique m'apparaissent encore plus forts. On peut craindre qu'avec la crise actuelle les évolutions économiques y soient aussi plus brutales.
Pourquoi la France a-t-elle du mal à reconnaître l'existence de ghettos ?
Les acteurs, sur le terrain, n'ont pas de difficulté à utiliser le terme de ghetto. C'est parmi les élites que l'on rencontre le plus d'obstacles à reconnaître l'ampleur de la dégradation et du repli sur elles-mêmes de certaines populations. Dans le monde universitaire, il y a des choses qu'il ne faut pas dire. Sans doute parce que le terme renvoie à l'histoire juive ou à l'image des quartiers de Chicago. En arrière-plan, il y a toujours l'idée que le ghetto est forcément communautaire, c'est-à-dire fondé sur une culture spécifique, homogène. Pourtant, le ghetto urbain est tout le contraire de la communauté. Cette réticence vient aussi, sans doute, de la difficulté à remettre en cause l'idéologie et le modèle républicain français.
Vous faites un lien entre l'existence de ces ghettos et la détérioration des rapports hommes-femmes. Pourquoi ?
Les questions sexuelles et raciales sont complètement imbriquées et se nourrissent les unes les autres. Aujourd'hui, en France, la féminité permet en effet d'échapper au racisme, au moins en partie. Lorsqu'on interroge des filles, elles disent souvent : "Avec une minijupe et les cheveux lisses, je rentre partout." De leur côté, les garçons nous racontent que les filles peuvent entrer en boîte de nuit mais pas eux. Cette expérience se traduit par un profond sentiment d'humiliation pour les hommes qui perçoivent l'émancipation des femmes comme une démonstration supplémentaire de leur relégation, et la "féminité" comme une trahison. Du coup, ils tendent à se replier sur les modes sociaux traditionnels, sur les rôles familiaux rigides où chacun a une place prédéfinie. On les voit ainsi se crisper autour de la définition de la masculinité la plus paternelle et la plus virile pour défendre leur place.
Au final, tout cela renvoie à la nature profonde du ghetto, enfermement subi mais aussi mode de protection vis-à-vis d'une société qui exclut ses habitants. Le ghetto est donc un univers de stéréotypes d'où chacun cherche à s'échapper mais dont tout le monde est complice.
La recherche française a longtemps soutenu que les quartiers sensibles ne pouvaient être comparés aux ghettos américains. Dans votre ouvrage, Ghetto urbain (éd. Robert Laffont, 2008), vous reprenez ce terme. Pourquoi ?
Il y a dix ans, je n'aurais pas parlé de ghettos parce que la seule concentration de populations pauvres ne fait pas un ghetto. Pour que se constitue un ghetto, il faut à la fois une fermeture d'un territoire vis-à-vis du reste de la société et la construction, dans cette cité, d'une contre-société ou d'un mode de vie particulier. Autrement dit, les ghettos se construisent autant par l'extérieur - cela correspond aux effets de la ségrégation sociale et raciale - que par l'intérieur - l'élaboration d'une organisation sociale qui permet de compenser un peu les blessures infligées par la société.
Depuis les années 1980, il ne fait aucun doute que les relations entre les habitants de ces territoires et le reste de la ville se dégradent. On constate aussi l'apparition d'une contre-société avec des habitants qui partagent la même expérience sociale, celle de la discrimination. Cela ne veut pas dire qu'en France le critère ethnique soit la principale clé de compréhension des ghettos. Mais l'expérience raciale, oui : le fait de se considérer relégué et abandonné, d'être obligé de vivre dans un espace non choisi, de se sentir victimes de la société et de ceux qu'ils désignent comme des "Français" ou des "Blancs" - les citoyens à part entière que les habitants des ghettos ne sont pas.
Tous les quartiers sont-ils touchés ?
Tous les quartiers populaires ne sont pas des ghettos. Mais il y a du ghetto dans beaucoup d'entre eux. Paradoxalement, ces phénomènes de ghettoïsation sont plus marqués en province que dans les régions auxquelles on pense habituellement, comme la Seine-Saint-Denis ou la banlieue lyonnaise. Dans des villes moyennes comme celle sur laquelle j'ai travaillé pendant quatre ans, dans l'ouest de la France, le niveau de chômage et l'enfermement social et ethnique m'apparaissent encore plus forts. On peut craindre qu'avec la crise actuelle les évolutions économiques y soient aussi plus brutales.
Pourquoi la France a-t-elle du mal à reconnaître l'existence de ghettos ?
Les acteurs, sur le terrain, n'ont pas de difficulté à utiliser le terme de ghetto. C'est parmi les élites que l'on rencontre le plus d'obstacles à reconnaître l'ampleur de la dégradation et du repli sur elles-mêmes de certaines populations. Dans le monde universitaire, il y a des choses qu'il ne faut pas dire. Sans doute parce que le terme renvoie à l'histoire juive ou à l'image des quartiers de Chicago. En arrière-plan, il y a toujours l'idée que le ghetto est forcément communautaire, c'est-à-dire fondé sur une culture spécifique, homogène. Pourtant, le ghetto urbain est tout le contraire de la communauté. Cette réticence vient aussi, sans doute, de la difficulté à remettre en cause l'idéologie et le modèle républicain français.
Vous faites un lien entre l'existence de ces ghettos et la détérioration des rapports hommes-femmes. Pourquoi ?
Les questions sexuelles et raciales sont complètement imbriquées et se nourrissent les unes les autres. Aujourd'hui, en France, la féminité permet en effet d'échapper au racisme, au moins en partie. Lorsqu'on interroge des filles, elles disent souvent : "Avec une minijupe et les cheveux lisses, je rentre partout." De leur côté, les garçons nous racontent que les filles peuvent entrer en boîte de nuit mais pas eux. Cette expérience se traduit par un profond sentiment d'humiliation pour les hommes qui perçoivent l'émancipation des femmes comme une démonstration supplémentaire de leur relégation, et la "féminité" comme une trahison. Du coup, ils tendent à se replier sur les modes sociaux traditionnels, sur les rôles familiaux rigides où chacun a une place prédéfinie. On les voit ainsi se crisper autour de la définition de la masculinité la plus paternelle et la plus virile pour défendre leur place.
Au final, tout cela renvoie à la nature profonde du ghetto, enfermement subi mais aussi mode de protection vis-à-vis d'une société qui exclut ses habitants. Le ghetto est donc un univers de stéréotypes d'où chacun cherche à s'échapper mais dont tout le monde est complice.