Avec Le Mal Absolu, sous-titré Au coeur du roman du dix-neuvième siècle, Citati livre un nouveau relevé de ce fil rouge qui court de Jane Austen à Sigmund Freud en passant par Dostoïevski, Stevenson et Henry James: l'appel du vide ou de l'étendue sans limites, la quête de métamorphose qui trahit la fascination du mal. Là où d'autres font visiter des monuments glacés, Citati fait revivre les tempêtes qui, sous le crâne d'un Defoe, d'un Edgar Poe, d'un Manzoni ou d'un Flaubert, ont jeté sur la grève les trésors de la littérature universelle. D'une exquise humilité, il se trouve plus brillant traduit en français qu'en version originale!
Né à Florence, vous habitez Rome...
Pietro Citati: Je n'ai aucune goutte de sang florentin. C'est par hasard que je suis né à Florence. J'en suis parti, à l'âge de deux ans. J'ai passé mon enfance à Turin. J'ai étudié à Pise. J'ai enseigné l'italien à Munich, en Allemagne. Je suis revenu à Rome en 1954. Et j'y suis resté.
Vous sentez-vous romain?
P.C. Non, absolument pas. Pourtant, j'adore Rome. Ma ville est Turin, que je n'aime pas. La splendeur mathématique et la folie de Turin sont les mesures de mon esprit. Mais je ne peux vivre qu'à Rome. Un peu à Paris aussi où, en deux occasions, j'ai vécu quelques années.
Seriez-vous piémontais, de tempérament?
P.C. Un Piémontais qui aime Rome, oui. Les vieux Romains sont très peu nombreux. Le dialecte romain, admirable, est peu parlé. Aujourd'hui, on parle un langage bâtard, celui de la télévision et du Sud. C'est assez insupportable. Mais j'aime Rome, comme l'aimait Fellini, l'un de mes amis. Elle ne retient rien de vous, elle vous laisse faire ce que vous voulez. Rome a tout vu. De vous, elle se fiche complètement. Elle n'a ni tendresse ni sympathie. Mais elle a une infinie tolérance. C'est cela que j'aime beaucoup, la tolérance de Rome.
D'où vient cette tolérance?
P.C. Du fait qu'elle est Rome, qu'elle a un passé immense, elle vous supporte. On y vit très bien.
Quoique capitale politique, culturelle et religieuse, c'est une grande ville provinciale...
P.C. L'aspect politique ne m'intéresse pas. On ne peut pas avoir un rapport politique avec Rome, c'est impossible. Mais sa beauté tient justement à ce qu'elle est provinciale. C'est la Rome des Romains anciens, des papes - en même temps qu'une petite ville.
Comment entrez-vous dans l'arène «littéraire»?
P.C. J'ai fait mes débuts pour Il Punto, une revue littéraire. J'avais 25 ans.
Quelle était votre vocation?
P.C. Je m'étais préparé à devenir professeur de philologie romane. Je devais étudier le XIIIe et le XIVe siècle. Et puis j'ai réalisé que l'Université n'était pas ma patrie, que j'allais être malheureux. Alors j'ai choisi le journalisme. De 1955 à aujourd'hui, on m'a laissé toute liberté. J'ai toujours pu écrire tout ce que je voulais, un très long ou un très bref article. J'ai pu dire ce que je voulais à propos de tout, y compris en politique - même si j'en parle très rarement.
Qui vous a mis le pied à l'étrier?
P.C. Giorgio Bassani [qui signera Le jardin des Finzi-Contini]. Il n'appartenait pas à l'équipe d'Il Punto, mais il était ami de journalistes. Puis j'ai passé treize ans à Il Giorno, quatorze ans au Corriere de la Serra. Et cela fait vingt-deux ans que je collabore à La Repubblica. Avec la même liberté absolue.
Quelle chance!
P.C. Je suis méchant, alors on me laisse...
Un autre jeune homme débute à Il Punto en même temps que vous: Pasolini.
P.C. Jeunes, nous étions très proches. Quand j'ai commencé à écrire de la poésie, il commençait ses romans. Il était très sympathique, très tendre. Plus tard, non. Nos liens se sont distendus. Je n'aimais pas ses films. Dans ses dernières années, Pasolini est devenu une espèce de démon, un mauvais esprit, dominé par son obsession homosexuelle. Une obsession terrible qui le coupait intérieurement. Jusqu'à la mort.
Pourquoi avez-vous renoncé à l'Université?
P.C. Je n'avais pas envie de répéter les mêmes cours, surtout pas devant une classe de collègues. Je ne voulais ni de la compétition, ni de ces discours que font les professeurs d'université. Rien de plus ennuyeux, du moins chez les Italiens. Et puis, par bonheur, je n'ai jamais eu à travailler entre les murs d'un journal. Je pouvais écrire dans n'importe quelle ville, du moment que je livrais le nombre d'articles convenu.
Vos livres traitent d'oeuvres et d'écrivains passés à la postérité. Mais le jeune critique que vous étiez a d'abord chroniqué les nouveautés...
P.C. Mon premier journal important était Il Giorno, où j'ai commencé dans les années 1960. La critique des nouveautés, je l'ai faite pendant une dizaine d'années. Puis je me suis ennuyé. J'ai alors entrepris des livres sans relation avec l'actualité. J'avais 40 ans lorsque j'ai publié mon premier ouvrage sur Goethe. Il m'a coûté beaucoup de travail. Plus ça allait, moins je chroniquais l'actualité. Nous avons eu une grande littérature italienne, des années 1950 aux années 1970, mais maintenant c'est autre chose.
En écrivant Histoire qui fut heureuse, puis douloureuse et funeste, saluée en France par le prix Médicis étranger 1991, vouliez-vous ajouter la corde du romancier à votre arc de critique?
P.C. C'est une histoire familiale, pas véritablement un roman.
Une histoire familiale qui vous hantait?
P.C. Oui, l'histoire est très belle. On la racontait dans la famille. Mon père avait gardé toutes les lettres de mon arrière-grand-père, de mon arrière-grand-mère. Après sa mort, je les ai lues. Je les ai recopiées. J'ai vu que je pouvais en faire un livre. C'est une chronique familiale, avec quelque chose d'emprunté à la réalité et quelque chose d'inventé.
En évoquant le délire de l'aïeule au soir de sa vie et la fin tragique d'Actéon dévoré par ses chiens, vous avez fait entrer la mythologie dans la chronique familiale...
P.C. C'est la vérité! Mon arrière-grand-mère habitait Fontanellato où il Parmigianino a fait la fameuse fresque d'Actéon changé en cerf. Je me suis beaucoup amusé. Raconter cette histoire a été aussi un jeu de vitesse. J'ai écrit le livre en vingt jours. Je me souvenais que Dostoïevski avait écrit Le joueur en vingt-sept jours. Ce que j'ai fait ne rivalise pas avec Le joueur, mais je l'ai écrit plus vite que Dostoïevski. Le seul écrivain qui est allé plus vite, c'est Stendhal pour La chartreuse de Parme; il l'a écrit en cinquante-trois jours.
Est-ce que vos confrères de la critique ne se sont pas dit: «A son tour, Citati se voit romancier»?
P.C. Non. Je ne peux pas écrire de romans. Je peux avoir l'observation du romancier et même le rythme, mais je ne sais pas inventer une histoire. J'ai besoin de quelque chose de déjà écrit, d'un livre, l'Odyssée ou la Recherche. J'ai besoin de textes à interpréter, je ne peux pas écrire moi-même une histoire.
Mais vous avez l'art de lire, de relire et de faire jaillir l'inaperçu. Vous invoquez la méthode Sainte-Beuve, biographique, et la méthode proustienne, exégétique. Comment les conjuguez-vous?
P.C. Je mets en forme des traces de biographie et une longue analyse, comme Proust avait fait pour Flaubert ou Baudelaire. Je cherche à fondre la biographie et l'oeuvre, Sainte-Beuve et Proust. Fusion que Sainte-Beuve aurait approuvée. Ainsi que Proust. Parce que, dans le fond, il l'aimait beaucoup: Sainte-Beuve a eu une grande influence sur lui.
Quand vous avez un sentiment personnel...
P.C. Je le dis ou je le transforme.
Vous le défendez, à partir d'une question. Exemple: pourquoi Potocki a écrit Le manuscrit retrouvé à Saragosse? Vous décochez volontiers des propos définitifs: «Aucun écrivain avant Goethe... aucun narrateur comme Flaubert...» C'est un trait français ou italien?
P.C. Le propos définitif, c'est plutôt français.
Vous vous francisez donc, Pietro Citati!
P.C. [Rires] En français, le propos paraît plus dur, plus tranchant, plus ironique que le même propos en italien.
Avec Dante, parmi les maîtres de la littérature italienne, quelle place donnez-vous à Pétrarque, à Boccace?
P.C. Pétrarque : immense ! Boccace, un peu moins. Pétrarque a fait la littérature européenne. Tout le XVIe et le XVIIe siècle, en France et en Angleterre. Derrière les sonnets de Shakespeare, il y a Pétrarque. Tout le monde savait le toscan. Maintenant qu'on ne le sait plus, on ne comprend pas Pétrarque, poète d'une rare subtilité où le son et la forme ont une vive importance.
Parmi les contemporains, les aînés, voyez-vous Umberto Eco?
P.C. Non.
Claudio Magris?
P.C. Comme ci, comme ça.
Tabucchi?
P.C. Il a été un excellent écrivain. Maintenant, il se répète.
Dans Le Mal Absolu, vous campez deux auteurs italiens classiques: Collodi, l'auteur de Pinocchio, et Alessandro Manzoni, l'auteur des Fiancés. Selon vous, il y a une énigme Manzoni: son tardif complexe d'OEdipe, le fait que sa mère lui choisit sa femme. Sa conversion est une énigme. Car on ne voit pas quel choc, traumatisme ou étincelle, a pu provoquer les conversions au catholicisme de sa femme, calviniste à l'origine, d'Alessandro et de sa mère...
P.C. Manzoni recherchait un dieu de force. Pas le Christ.
Un peu païen, alors?
P.C. Pas païen, plutôt juif. Un dieu de force et de justice, mais absolument pas le Christ. Manzoni souffrait d'une névrose incroyable, à la limite de la folie. Pour la vaincre, il lui fallait marcher des jours entiers sur des dizaines de kilomètres. Il avait une psychologie d'une complexité et d'un intérêt immenses.
Quand, vers la fin de sa vie, Manzoni perd ses enfants les uns après les autres, vous soulignez son déni de la réalité. Tant de deuils, et il n'est pas plus affligé que ça!
P.C. Manzoni n'est pas un père, vu que lui-même n'avait eu pas de père, mais une mère. Il n'était pas capable d'être père. Il aimait ses fils mais, dans le fond, il n'avait aucun intérêt pour eux.
Le mal absolu, dites-vous, est «un rayonnement, parti d'un point ténébreux et qui contamine horriblement les âmes». Est-ce le trait commun aux auteurs modernes réunis dans ce livre?
P.C. Chez presque tous se rencontre le mal absolu. Mais la figure la plus sublime, la plus compliquée et la plus vraie dans la littérature du XIXe siècle, c'est Stravoguine, le héros démoniaque des Possédés, de Dostoïevski. Cet homme est allé au-delà du mal absolu. Il vit dans le vide absolu. Il a accompli le mal absolu puisqu'il a violé la jeune fille, mais il est au-delà du mal. Il n'a plus qu'une possibilité: celle de se tuer.
On ne s'attend pas à rapprocher Les aventures de Robinson Crusoé de la question du mal. Defoe aurait pu signer un roman utopique ou romantique, dites-vous. Rien de tout ça! Chez Robinson, vous voyez un homme certes sensible au péché originel ou tourmenté par l' «esprit de fuite», mais plus encore un bourgeois qui mesure, construit et fabrique.
P.C. D'un côté Dieu est un bourgeois qui veut de l'ordre, de la méticulosité. Dans l'île où il est exilé, Robinson se comporte comme un bourgeois, parce qu'il travaille avec une précision merveilleuse. Mais Dieu, c'est aussi la mer, le rêve dans la nuit, l'étendue sans limite. Et la mer, du même coup, c'est parfois un symbole du mal. Très étrange, ce Dieu qui est un dieu bourgeois et, en même temps, un dieu de l'infini et du mal.
Robinson, seul rescapé, dit l' «horrible île». Instinct de propriétaire? A mesure qu'il s'acclimate, elle devient «mon île». Après un quart de siècle, il la quitte. Sans un remords. Et pour vous, ça n'est pas un dénouement heureux!
P.C. Sa vie est finie. Sa vie, c'était son île. Après quoi, le roman est moins beau, moins captivant. Perdue l'île, perdue sa vie et perdu le roman.
L'auteur du Manuscrit trouvé à Saragosse, Jan Potocki, vous fascine. «Vous verrez partout plus de mal que de bien, a-t-il écrit, mais nulle part vous ne verrez le mal sans le mélange d'un peu de bien et cela doit suffire au sage pour le consoler de la vie.» Il n'a pas été assez consolé puisqu'il a fini par se suicider.
P.C. Potocki a eu l'audace incroyable de dépasser Les mille et une nuits en donnant cinq fois plus d'ampleur à son œuvre avec des dizaines de conteurs et des dizaines de plans.
Ce défi-là, en a-t-il fait état ou est-ce vous qui l'imaginez?
P.C. C'est moi qui le dis, mais c'est évident.
Potocki use des dédoublements, des interruptions, des redoublements. C'est cet effet de réverbération à l'intérieur du récit qui vous fait dire qu'il joue avec le démoniaque?
P.C. Il n'a pas un rapport direct avec le démoniaque, mais il s'amuse avec le démoniaque. Parce que le démoniaque, c'est l'esprit du conte. Et, en même temps, les plus beaux jeux se font avec le démoniaque.
A ses risques et périls. Pourquoi Potocki est-il si désenchanté à la fin de sa vie?
P.C. On ne sait pas ce qu'il pense de son livre. Je crois bien qu'il estimait avoir tout raté.
Un peu comme Flaubert?
P.C. Plus! Flaubert continuait à écrire des livres; Potocki n'en a écrit qu'un seul. Il pense avoir raté ses amours, ses voyages, sa patrie, son roman. Tout. Sa seule possibilité, c'est de se suicider.
Vous concluez le prologue avec Les affinités électives, estimant que, parmi les quatre personnages, Goethe est du côté de Charlotte, celle qui introduit Odile dont son mari Edouard va s'éprendre. Qu'est-ce qui vous fait penser ça?
P.C. Charlotte, c'est le bon sens, l'honnêteté, l'amour. La grande idée du livre repose justement sur l'affinité chimique. Un amour qui n'a rien d'humain, mais qui procède d'une attirance magnétique entre deux personnes.
Cette affinité est-elle vraiment un moyen de mener deux créatures à la destruction?
P.C. Absolument. C'est terrible. L'idée de la nature est belle pour Goethe. Mais si vous appliquez les affinités de la nature aux affinités du monde des sentiments, ça devient terrible. Cela aboutit, fatalement, à la destruction.
«Aucun écrivain avant Goethe n'avait représenté de façon si terrible la fatalité de l'amour, dites-vous, l'instinct de mort qui l'habite et la félicité suprême qu'il nous apporte.» De quoi traumatiser des adolescents!
P.C. Ce livre n'était pas pour les jeunes. Mais Goethe a traité ce thème à titre d'hypothèse...
... et laissé cette définition de la foi: «L'amour de l'invisible, la confiance dans l'impossible et dans l'invraisemblable.» Pour-quoi ouvrez-vous cette «galerie du Mal Absolu» sur Jane Austen, dont vous dites qu'elle incarne la joie de vivre?
P.C. En effet, il n'y a pas de mal absolu en Jane. Elle est exemptée du démoniaque. Elle ne parle jamais de la mort.
Dans ses lettres, elle pleure seulement la mort des arbres - la mort des humains n'est pas évoquée. Vous dites qu'enfant Jane Austen a traversé une phase nihiliste. Comment est-elle passée à la louange de la réalité?
P.C. On ne peut pas expliquer. Il n'y a pas d'événement. La notion d'événement est détruite chez Jane Austen, mais il y a cet esprit de destruction. La plus grande joie pour elle, c'est de conter ce qui se passe à la campagne.
Dans Le Mal Absolu, Jane Austen est la seule lampe allumée, n'est-ce pas?
P.C. C'est vrai.
Sa capacité d'imagination vous éblouit?
P.C. Elle a l'imagination d'un Balzac.
Vous estimez qu'elle est «le plus grand maître du dialogue romanesque». Ce n'est pas ce qu'on entend dire de Balzac...
P.C. Le dialogue romanesque chez Balzac est absolument nécessaire. Il est lourd. Il n'y a pas chez lui la vivacité des dialogues qu'on rencontre chez Jane Austen et même chez Henry James. Mais le monde de Balzac a besoin de lourdeur, de concentration. J'aime immensément Balzac. Or, justement, ce que tiennent de Balzac tous les écrivains de la fin du XIXe, c'est la lourdeur des dialogues. Ils doivent être comme ça, ils le doivent! Parce que toute cette lourdeur suggère une espèce d'enfer, de volcan près de se déchirer, d'entrer en éruption, d'exploser.
Vous éclairez l'oeuvre de Jane Austen à la lumière de son voeu le plus intime: que rien jamais ne change dans l'univers.
P.C. Jane aime la perfection de ce qui est. En substance, sa devise est: «Respecte, aime tout ce qui existe et sois toujours d'accord.» Mais être d'accord, c'est tragique; ça n'est pas facile.
Il y a un écrivain qui a eu plus besoin d'opium que de réalité: Thomas De Quincey. Et à qui le journalisme a réussi...
P.C. Sans le journalisme, il n'y aurait pas eu non plus la merveilleuse littérature d'Edgar Poe. Chez Thomas De Quincey, c'est l'alliance entre l'ombre et le journalisme qui donne quelque chose de rapide et parfois d'heureux à son évocation de l'ombre.
C'est grâce à la hâte propre au journalisme que De Quincey déploie son génie?
P.C. Absolument.
Il oppose l'alcool qui désassemble et l'opium qui soutient la concentration.
P.C. C'est lui qui le dit.
N'y a-t-il pas chez De Quincey - que Baudelaire a traduit - une rage de savoir, une rage de comprendre et une culture un peu cousines de celles de Flaubert?
P.C. Oui, avec plus de caprice, plus de grâce que chez Flaubert. Mais, au plan de l'érudition, tous deux comptent parmi les plus grands.
Revenons à Balzac, et pour le saluer cette fois. En quoi Vautrin est-il le mal absolu? Parce qu'il a le désir de posséder?
P.C. Oui, mais aussi parce que son esprit de métamorphose a un côté démoniaque. Il est tout, il veut devenir tout, absolument tout, et cela, c'est démoniaque.
Qui résiste à Vautrin?
P.C. On ne peut pas. Personne ne lui résiste. Il est le symbole de l'esprit de confrontation. Toujours plus solide, toujours plus fort. C'est la première raison pour laquelle Balzac écrit.
Un écrivain a beaucoup compté chez vous: Alexandre Dumas. Comme pour Jane Austen, on ne songe pas spontanément à lui quand il est question du mal, domaine plutôt réservé à Dostoïevski, à Edgar Poe...
P.C. Mais songez à Milady! Une belle femme. Une grande conteuse, parce que le mal est d'abord une force qui sait conter. C'est elle le mal qui sait conter les choses.
Mettez-vous Athos, «d'une gaieté forcée», dites-vous, à la périphérie du cercle du mal?
P.C. Non. Lui, c'est juste un triste.
Et d'Artagnan: un jeune imbécile sympathique?
P.C. Oh oui, il est irrésistible. Il fait bien la comédie. De l'esprit. Absolument merveilleux.
Vous dites qu'on ne sait pas comment Dumas devient écrivain. Cependant, il a de l'ambition, une soif de vivre. N'était-il pas convaincu qu'avec les mots, qu'avec le logos, il pouvait tout faire?
P.C. Dumas ne savait rien. Il ne connaissait pas le logos, ni la force du logos. Il commence à écrire. Le talent et le succès lui viennent aussitôt. Mais sans maturation. Tout à coup, il écrit des chefs-d'oeuvre, tellement subtils, tellement aimés par Baudelaire - qui n'était pourtant pas facile dans ses goûts. C'est étrange!
Il y a une générosité spectaculaire chez Dumas.
P.C. Immense! Une grande bonté. Il était même trop bon pour être écrivain.
C'est parce qu'on n'a pas éclairci l'origine de son génie que vous estimez que Dumas est l'écrivain le plus mystérieux du XIXe siècle?
P.C. Oui. Baudelaire n'est pas un mystère, on le comprend très bien. Mais comment Dumas a-t-il pu écrire en sorte d'éblouir tout aussi bien les concierges que les génies de son siècle, en voilà un mystère!
«Aucun narrateur n'accorda comme Flaubert une place dominante au temps dans le roman», dites-vous. Pourtant, son écriture dans ses lettres est fluide et, cinq ans après, elle se pétrifie.
P.C. Oui, elle se pétrifie dans le roman, mais pas dans tous les romans, pas dans Bouvard et Pécuchet.
Comment l'expliquer?
P.C. C'est le sort du temps comme répétition. Le temps, c'est un mouvement. Flaubert arrache chaque moment au temps. Pendant l'écriture de Bouvard et Pécuchet, il donne au temps une légèreté, une simplicité, une candeur, sans céder à la répétition. A l'opposé de la répétition merveilleuse et terrible dans la Bovary, où tout se répète, où c'est toujours la même chose. Cette répétition rendait fou Flaubert.
Pour vous, Bouvard et Pécuchet est un chef-d'œuvre?
P.C. Oh oui!
C'est dès lors qu'il comprend qu'il lui faut posséder la bêtise de l'intérieur en se représentant lui-même parmi les imbéciles que Flaubert peut remporter la partie?
P.C. La bêtise est très diversement présente chez Flaubert. D'un côté, il y a la désagrégation absolue; de l'autre côté, il y a la mort qui guérit de la bêtise. De l'autre côté encore, il y a le mystère, la bêtise en tant que mystère du monde et puis il y a l'absurdité totale. Quand Bouvard et Pécuchet se mettent à tout copier, le résultat est absurde: tout est vrai et faux en même temps. Il n'y a plus aucun sens aux choses.
Et ce qui vous frappe, c'est l'amitié entre les deux.
P.C. D'une douceur, d'une tendresse...
Est-ce que la fraternité des imbéciles n'excuse pas les imbéciles, sans toutefois excuser la bêtise?
P.C. Oui, dans ce cas-là. Mais c'est la candeur qu'avait Flaubert, énormément bon, candide, enfant. Et ces deux imbéciles ont la même candeur que lui.
Vous parlez du Sottisier, dont Flaubert a assorti Bouvard et Pécuchet. Vous recommandez d'en lire une page chaque jour. En France, il a paru sous le titre de Dictionnaire des idées reçues.
P.C. J'ai fait publier en Italie, chez Mondadori, la traduction complète du Sottisier.
Vous aimez beaucoup Henry James. Après avoir salué Un portrait de femme et La muse tragique, vous vous attardez sur Le tour d'écrou, un récit où James porte la tension à son paroxysme. Quel rapport entretient-il avec Le Mal Absolu?
P.C. Dans Le tour d'écrou, Henry James crée l'atmosphère du mal, non pas le mal en tant qu'action méchante, mais le parfum du mal.
La négativité?
P.C. Oui, la négativité du mal, la fascination du mal. Or il faut savoir que plusieurs interprétations s'opposent. Certains lec-teurs du Tour d'écrou estiment que les fantômes n'existent pas, qu'ils sont seulement dans l'imagination de l'institutrice des deux enfants. Mais, en vérité, les fantômes existent absolument. La fascination des fantômes qui se répète et qui grandit dans l'imagination de l'institutrice.
Vous parlez de Henry James comme d'un grand théologien moderne. Cette trame théologique ou cet arrière-plan religieux ont peut-être fait Shakespeare et quelques autres patrons de la littérature universelle. Mais aujourd'hui, tout cela paraît dissipé, voire perdu...
P.C. La perte de la théologie est une grande perte pour la littérature. C'est sur son terrain que naît la littérature. Elle en a toujours eu besoin, que ce soit pour s'en moquer ou pour y prendre appui. Il y a très peu d'écrivains, comme Stendhal, où la théologie ne joue aucun rôle. La théologie et la religion sont dans l'imagination, dans la profondeur du temps et du passé.
En éludant le mystère sous-jacent à la vie et à la mort, la modernité a-t-elle savonné la planche aux romanciers contemporains?
P.C. Sûrement, sûrement.
«Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d'une métropole crue moderne, écrivait Rimbaud, parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l'extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville.» Eluder: c'est le programme?
P.C. La perte du religieux à titre de source et d'inspiration du roman est une catastrophe.
Vous dites que, comme les dieux, il arrive aux écrivains d'entrer en repos. Pensez-vous que nous traversons une simple période de répit, mais d'un répit fertile? Ou que nous nous enfonçons dans une période de déclin vertigineux?
P.C. Je ne peux pas me prononcer. Comment pronostiquer? On ne sait pas si la littérature se repose ou si elle attend une renaissance proche ou lointaine. Je ne dis pas que je l'attends, mais je sais que je l'espère. La littérature ne sera jamais morte. Je ne suis pas pessimiste. Aujourd'hui elle n'existe pas, mais elle peut exister dans trois ans. Tous les discours sociologiques sur la littérature qui l'indexent sur telle ou telle condition historique s'avèrent toujours faux. Ce sont des alibis.
«Les livres médiocres meurent, écrivez-vous, les grands livres ont leur mouvement propre.» C'est-à-dire?
P.C. Le propre du grand livre, c'est le mouvement et les infinies facettes qu'il réserve aux générations successives dans le temps. Proust est mort il y a moins d'un siècle. Songez à la quantité de visages qu'a fait miroiter la Recherche depuis sa parution jusqu'à nos jours. La voilà, la beauté de la grande littérature. On ne réussit pas à l'attraper, tant elle change de visage. Car il y a toujours quelque chose de caché et, sous le caché découvert, il subsiste encore quelque chose de caché.
Vous dites que le génie de l'Europe, c'est de comprendre les autres. N'est-il pas aussi précieux de conserver cette aptitude-là que de produire des oeuvres étourdissantes?
P.C. Comprendre: cela a toujours été le génie de l'Europe. A partir de la Grèce, qui comprenait l'Asie, pendant que l'Asie ne comprenait pas la Grèce. Il faut conserver ce génie-là. C'est dur, c'est difficile comprendre. Il faut être très intelligent, très patient surtout et savoir que les choses changent. Car si une chose est aujourd'hui comme ceci, elle sera demain comme cela. C'est la force de l'Europe. Elle a un peu diminué, mais elle existe toujours.
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Bio-bibliographie :
Né en 1930, élevé à Turin et en Ligurie, Pietro Citati fait ses études de lettres à l'Ecole normale supérieure de Pise. Diplômé, il part enseigner l'italien à l'université de Munich. De retour à Rome en 1954, il bifurque vers la critique en collaborant à une première revue littéraire, Il Punto. Puis il rejoint la presse quotidienne, successivement Il Giorno, le Corriere della Sera et, enfin, La Repubblica. Il est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages, dont un récit, Histoire qui fut heureuse, puis douloureuse et funeste (prix Médicis étranger 1991), et d'une dizaine d'essais: monumentaux comme Goethe (1970), Tolstoï (1983, prix Strega) ou lumineux comme La pensée chatoyante (sur Homère), La mort du papillon (sur le couple Fitzgerald), La colombe poignardée (sur Proust), Portraits de femmes, disponibles en Folio.
Né à Florence, vous habitez Rome...
Pietro Citati: Je n'ai aucune goutte de sang florentin. C'est par hasard que je suis né à Florence. J'en suis parti, à l'âge de deux ans. J'ai passé mon enfance à Turin. J'ai étudié à Pise. J'ai enseigné l'italien à Munich, en Allemagne. Je suis revenu à Rome en 1954. Et j'y suis resté.
Vous sentez-vous romain?
P.C. Non, absolument pas. Pourtant, j'adore Rome. Ma ville est Turin, que je n'aime pas. La splendeur mathématique et la folie de Turin sont les mesures de mon esprit. Mais je ne peux vivre qu'à Rome. Un peu à Paris aussi où, en deux occasions, j'ai vécu quelques années.
Seriez-vous piémontais, de tempérament?
P.C. Un Piémontais qui aime Rome, oui. Les vieux Romains sont très peu nombreux. Le dialecte romain, admirable, est peu parlé. Aujourd'hui, on parle un langage bâtard, celui de la télévision et du Sud. C'est assez insupportable. Mais j'aime Rome, comme l'aimait Fellini, l'un de mes amis. Elle ne retient rien de vous, elle vous laisse faire ce que vous voulez. Rome a tout vu. De vous, elle se fiche complètement. Elle n'a ni tendresse ni sympathie. Mais elle a une infinie tolérance. C'est cela que j'aime beaucoup, la tolérance de Rome.
D'où vient cette tolérance?
P.C. Du fait qu'elle est Rome, qu'elle a un passé immense, elle vous supporte. On y vit très bien.
Quoique capitale politique, culturelle et religieuse, c'est une grande ville provinciale...
P.C. L'aspect politique ne m'intéresse pas. On ne peut pas avoir un rapport politique avec Rome, c'est impossible. Mais sa beauté tient justement à ce qu'elle est provinciale. C'est la Rome des Romains anciens, des papes - en même temps qu'une petite ville.
Comment entrez-vous dans l'arène «littéraire»?
P.C. J'ai fait mes débuts pour Il Punto, une revue littéraire. J'avais 25 ans.
Quelle était votre vocation?
P.C. Je m'étais préparé à devenir professeur de philologie romane. Je devais étudier le XIIIe et le XIVe siècle. Et puis j'ai réalisé que l'Université n'était pas ma patrie, que j'allais être malheureux. Alors j'ai choisi le journalisme. De 1955 à aujourd'hui, on m'a laissé toute liberté. J'ai toujours pu écrire tout ce que je voulais, un très long ou un très bref article. J'ai pu dire ce que je voulais à propos de tout, y compris en politique - même si j'en parle très rarement.
Qui vous a mis le pied à l'étrier?
P.C. Giorgio Bassani [qui signera Le jardin des Finzi-Contini]. Il n'appartenait pas à l'équipe d'Il Punto, mais il était ami de journalistes. Puis j'ai passé treize ans à Il Giorno, quatorze ans au Corriere de la Serra. Et cela fait vingt-deux ans que je collabore à La Repubblica. Avec la même liberté absolue.
Quelle chance!
P.C. Je suis méchant, alors on me laisse...
Un autre jeune homme débute à Il Punto en même temps que vous: Pasolini.
P.C. Jeunes, nous étions très proches. Quand j'ai commencé à écrire de la poésie, il commençait ses romans. Il était très sympathique, très tendre. Plus tard, non. Nos liens se sont distendus. Je n'aimais pas ses films. Dans ses dernières années, Pasolini est devenu une espèce de démon, un mauvais esprit, dominé par son obsession homosexuelle. Une obsession terrible qui le coupait intérieurement. Jusqu'à la mort.
Pourquoi avez-vous renoncé à l'Université?
P.C. Je n'avais pas envie de répéter les mêmes cours, surtout pas devant une classe de collègues. Je ne voulais ni de la compétition, ni de ces discours que font les professeurs d'université. Rien de plus ennuyeux, du moins chez les Italiens. Et puis, par bonheur, je n'ai jamais eu à travailler entre les murs d'un journal. Je pouvais écrire dans n'importe quelle ville, du moment que je livrais le nombre d'articles convenu.
Vos livres traitent d'oeuvres et d'écrivains passés à la postérité. Mais le jeune critique que vous étiez a d'abord chroniqué les nouveautés...
P.C. Mon premier journal important était Il Giorno, où j'ai commencé dans les années 1960. La critique des nouveautés, je l'ai faite pendant une dizaine d'années. Puis je me suis ennuyé. J'ai alors entrepris des livres sans relation avec l'actualité. J'avais 40 ans lorsque j'ai publié mon premier ouvrage sur Goethe. Il m'a coûté beaucoup de travail. Plus ça allait, moins je chroniquais l'actualité. Nous avons eu une grande littérature italienne, des années 1950 aux années 1970, mais maintenant c'est autre chose.
En écrivant Histoire qui fut heureuse, puis douloureuse et funeste, saluée en France par le prix Médicis étranger 1991, vouliez-vous ajouter la corde du romancier à votre arc de critique?
P.C. C'est une histoire familiale, pas véritablement un roman.
Une histoire familiale qui vous hantait?
P.C. Oui, l'histoire est très belle. On la racontait dans la famille. Mon père avait gardé toutes les lettres de mon arrière-grand-père, de mon arrière-grand-mère. Après sa mort, je les ai lues. Je les ai recopiées. J'ai vu que je pouvais en faire un livre. C'est une chronique familiale, avec quelque chose d'emprunté à la réalité et quelque chose d'inventé.
En évoquant le délire de l'aïeule au soir de sa vie et la fin tragique d'Actéon dévoré par ses chiens, vous avez fait entrer la mythologie dans la chronique familiale...
P.C. C'est la vérité! Mon arrière-grand-mère habitait Fontanellato où il Parmigianino a fait la fameuse fresque d'Actéon changé en cerf. Je me suis beaucoup amusé. Raconter cette histoire a été aussi un jeu de vitesse. J'ai écrit le livre en vingt jours. Je me souvenais que Dostoïevski avait écrit Le joueur en vingt-sept jours. Ce que j'ai fait ne rivalise pas avec Le joueur, mais je l'ai écrit plus vite que Dostoïevski. Le seul écrivain qui est allé plus vite, c'est Stendhal pour La chartreuse de Parme; il l'a écrit en cinquante-trois jours.
Est-ce que vos confrères de la critique ne se sont pas dit: «A son tour, Citati se voit romancier»?
P.C. Non. Je ne peux pas écrire de romans. Je peux avoir l'observation du romancier et même le rythme, mais je ne sais pas inventer une histoire. J'ai besoin de quelque chose de déjà écrit, d'un livre, l'Odyssée ou la Recherche. J'ai besoin de textes à interpréter, je ne peux pas écrire moi-même une histoire.
Mais vous avez l'art de lire, de relire et de faire jaillir l'inaperçu. Vous invoquez la méthode Sainte-Beuve, biographique, et la méthode proustienne, exégétique. Comment les conjuguez-vous?
P.C. Je mets en forme des traces de biographie et une longue analyse, comme Proust avait fait pour Flaubert ou Baudelaire. Je cherche à fondre la biographie et l'oeuvre, Sainte-Beuve et Proust. Fusion que Sainte-Beuve aurait approuvée. Ainsi que Proust. Parce que, dans le fond, il l'aimait beaucoup: Sainte-Beuve a eu une grande influence sur lui.
Quand vous avez un sentiment personnel...
P.C. Je le dis ou je le transforme.
Vous le défendez, à partir d'une question. Exemple: pourquoi Potocki a écrit Le manuscrit retrouvé à Saragosse? Vous décochez volontiers des propos définitifs: «Aucun écrivain avant Goethe... aucun narrateur comme Flaubert...» C'est un trait français ou italien?
P.C. Le propos définitif, c'est plutôt français.
Vous vous francisez donc, Pietro Citati!
P.C. [Rires] En français, le propos paraît plus dur, plus tranchant, plus ironique que le même propos en italien.
Avec Dante, parmi les maîtres de la littérature italienne, quelle place donnez-vous à Pétrarque, à Boccace?
P.C. Pétrarque : immense ! Boccace, un peu moins. Pétrarque a fait la littérature européenne. Tout le XVIe et le XVIIe siècle, en France et en Angleterre. Derrière les sonnets de Shakespeare, il y a Pétrarque. Tout le monde savait le toscan. Maintenant qu'on ne le sait plus, on ne comprend pas Pétrarque, poète d'une rare subtilité où le son et la forme ont une vive importance.
Parmi les contemporains, les aînés, voyez-vous Umberto Eco?
P.C. Non.
Claudio Magris?
P.C. Comme ci, comme ça.
Tabucchi?
P.C. Il a été un excellent écrivain. Maintenant, il se répète.
Dans Le Mal Absolu, vous campez deux auteurs italiens classiques: Collodi, l'auteur de Pinocchio, et Alessandro Manzoni, l'auteur des Fiancés. Selon vous, il y a une énigme Manzoni: son tardif complexe d'OEdipe, le fait que sa mère lui choisit sa femme. Sa conversion est une énigme. Car on ne voit pas quel choc, traumatisme ou étincelle, a pu provoquer les conversions au catholicisme de sa femme, calviniste à l'origine, d'Alessandro et de sa mère...
P.C. Manzoni recherchait un dieu de force. Pas le Christ.
Un peu païen, alors?
P.C. Pas païen, plutôt juif. Un dieu de force et de justice, mais absolument pas le Christ. Manzoni souffrait d'une névrose incroyable, à la limite de la folie. Pour la vaincre, il lui fallait marcher des jours entiers sur des dizaines de kilomètres. Il avait une psychologie d'une complexité et d'un intérêt immenses.
Quand, vers la fin de sa vie, Manzoni perd ses enfants les uns après les autres, vous soulignez son déni de la réalité. Tant de deuils, et il n'est pas plus affligé que ça!
P.C. Manzoni n'est pas un père, vu que lui-même n'avait eu pas de père, mais une mère. Il n'était pas capable d'être père. Il aimait ses fils mais, dans le fond, il n'avait aucun intérêt pour eux.
Le mal absolu, dites-vous, est «un rayonnement, parti d'un point ténébreux et qui contamine horriblement les âmes». Est-ce le trait commun aux auteurs modernes réunis dans ce livre?
P.C. Chez presque tous se rencontre le mal absolu. Mais la figure la plus sublime, la plus compliquée et la plus vraie dans la littérature du XIXe siècle, c'est Stravoguine, le héros démoniaque des Possédés, de Dostoïevski. Cet homme est allé au-delà du mal absolu. Il vit dans le vide absolu. Il a accompli le mal absolu puisqu'il a violé la jeune fille, mais il est au-delà du mal. Il n'a plus qu'une possibilité: celle de se tuer.
On ne s'attend pas à rapprocher Les aventures de Robinson Crusoé de la question du mal. Defoe aurait pu signer un roman utopique ou romantique, dites-vous. Rien de tout ça! Chez Robinson, vous voyez un homme certes sensible au péché originel ou tourmenté par l' «esprit de fuite», mais plus encore un bourgeois qui mesure, construit et fabrique.
P.C. D'un côté Dieu est un bourgeois qui veut de l'ordre, de la méticulosité. Dans l'île où il est exilé, Robinson se comporte comme un bourgeois, parce qu'il travaille avec une précision merveilleuse. Mais Dieu, c'est aussi la mer, le rêve dans la nuit, l'étendue sans limite. Et la mer, du même coup, c'est parfois un symbole du mal. Très étrange, ce Dieu qui est un dieu bourgeois et, en même temps, un dieu de l'infini et du mal.
Robinson, seul rescapé, dit l' «horrible île». Instinct de propriétaire? A mesure qu'il s'acclimate, elle devient «mon île». Après un quart de siècle, il la quitte. Sans un remords. Et pour vous, ça n'est pas un dénouement heureux!
P.C. Sa vie est finie. Sa vie, c'était son île. Après quoi, le roman est moins beau, moins captivant. Perdue l'île, perdue sa vie et perdu le roman.
L'auteur du Manuscrit trouvé à Saragosse, Jan Potocki, vous fascine. «Vous verrez partout plus de mal que de bien, a-t-il écrit, mais nulle part vous ne verrez le mal sans le mélange d'un peu de bien et cela doit suffire au sage pour le consoler de la vie.» Il n'a pas été assez consolé puisqu'il a fini par se suicider.
P.C. Potocki a eu l'audace incroyable de dépasser Les mille et une nuits en donnant cinq fois plus d'ampleur à son œuvre avec des dizaines de conteurs et des dizaines de plans.
Ce défi-là, en a-t-il fait état ou est-ce vous qui l'imaginez?
P.C. C'est moi qui le dis, mais c'est évident.
Potocki use des dédoublements, des interruptions, des redoublements. C'est cet effet de réverbération à l'intérieur du récit qui vous fait dire qu'il joue avec le démoniaque?
P.C. Il n'a pas un rapport direct avec le démoniaque, mais il s'amuse avec le démoniaque. Parce que le démoniaque, c'est l'esprit du conte. Et, en même temps, les plus beaux jeux se font avec le démoniaque.
A ses risques et périls. Pourquoi Potocki est-il si désenchanté à la fin de sa vie?
P.C. On ne sait pas ce qu'il pense de son livre. Je crois bien qu'il estimait avoir tout raté.
Un peu comme Flaubert?
P.C. Plus! Flaubert continuait à écrire des livres; Potocki n'en a écrit qu'un seul. Il pense avoir raté ses amours, ses voyages, sa patrie, son roman. Tout. Sa seule possibilité, c'est de se suicider.
Vous concluez le prologue avec Les affinités électives, estimant que, parmi les quatre personnages, Goethe est du côté de Charlotte, celle qui introduit Odile dont son mari Edouard va s'éprendre. Qu'est-ce qui vous fait penser ça?
P.C. Charlotte, c'est le bon sens, l'honnêteté, l'amour. La grande idée du livre repose justement sur l'affinité chimique. Un amour qui n'a rien d'humain, mais qui procède d'une attirance magnétique entre deux personnes.
Cette affinité est-elle vraiment un moyen de mener deux créatures à la destruction?
P.C. Absolument. C'est terrible. L'idée de la nature est belle pour Goethe. Mais si vous appliquez les affinités de la nature aux affinités du monde des sentiments, ça devient terrible. Cela aboutit, fatalement, à la destruction.
«Aucun écrivain avant Goethe n'avait représenté de façon si terrible la fatalité de l'amour, dites-vous, l'instinct de mort qui l'habite et la félicité suprême qu'il nous apporte.» De quoi traumatiser des adolescents!
P.C. Ce livre n'était pas pour les jeunes. Mais Goethe a traité ce thème à titre d'hypothèse...
... et laissé cette définition de la foi: «L'amour de l'invisible, la confiance dans l'impossible et dans l'invraisemblable.» Pour-quoi ouvrez-vous cette «galerie du Mal Absolu» sur Jane Austen, dont vous dites qu'elle incarne la joie de vivre?
P.C. En effet, il n'y a pas de mal absolu en Jane. Elle est exemptée du démoniaque. Elle ne parle jamais de la mort.
Dans ses lettres, elle pleure seulement la mort des arbres - la mort des humains n'est pas évoquée. Vous dites qu'enfant Jane Austen a traversé une phase nihiliste. Comment est-elle passée à la louange de la réalité?
P.C. On ne peut pas expliquer. Il n'y a pas d'événement. La notion d'événement est détruite chez Jane Austen, mais il y a cet esprit de destruction. La plus grande joie pour elle, c'est de conter ce qui se passe à la campagne.
Dans Le Mal Absolu, Jane Austen est la seule lampe allumée, n'est-ce pas?
P.C. C'est vrai.
Sa capacité d'imagination vous éblouit?
P.C. Elle a l'imagination d'un Balzac.
Vous estimez qu'elle est «le plus grand maître du dialogue romanesque». Ce n'est pas ce qu'on entend dire de Balzac...
P.C. Le dialogue romanesque chez Balzac est absolument nécessaire. Il est lourd. Il n'y a pas chez lui la vivacité des dialogues qu'on rencontre chez Jane Austen et même chez Henry James. Mais le monde de Balzac a besoin de lourdeur, de concentration. J'aime immensément Balzac. Or, justement, ce que tiennent de Balzac tous les écrivains de la fin du XIXe, c'est la lourdeur des dialogues. Ils doivent être comme ça, ils le doivent! Parce que toute cette lourdeur suggère une espèce d'enfer, de volcan près de se déchirer, d'entrer en éruption, d'exploser.
Vous éclairez l'oeuvre de Jane Austen à la lumière de son voeu le plus intime: que rien jamais ne change dans l'univers.
P.C. Jane aime la perfection de ce qui est. En substance, sa devise est: «Respecte, aime tout ce qui existe et sois toujours d'accord.» Mais être d'accord, c'est tragique; ça n'est pas facile.
Il y a un écrivain qui a eu plus besoin d'opium que de réalité: Thomas De Quincey. Et à qui le journalisme a réussi...
P.C. Sans le journalisme, il n'y aurait pas eu non plus la merveilleuse littérature d'Edgar Poe. Chez Thomas De Quincey, c'est l'alliance entre l'ombre et le journalisme qui donne quelque chose de rapide et parfois d'heureux à son évocation de l'ombre.
C'est grâce à la hâte propre au journalisme que De Quincey déploie son génie?
P.C. Absolument.
Il oppose l'alcool qui désassemble et l'opium qui soutient la concentration.
P.C. C'est lui qui le dit.
N'y a-t-il pas chez De Quincey - que Baudelaire a traduit - une rage de savoir, une rage de comprendre et une culture un peu cousines de celles de Flaubert?
P.C. Oui, avec plus de caprice, plus de grâce que chez Flaubert. Mais, au plan de l'érudition, tous deux comptent parmi les plus grands.
Revenons à Balzac, et pour le saluer cette fois. En quoi Vautrin est-il le mal absolu? Parce qu'il a le désir de posséder?
P.C. Oui, mais aussi parce que son esprit de métamorphose a un côté démoniaque. Il est tout, il veut devenir tout, absolument tout, et cela, c'est démoniaque.
Qui résiste à Vautrin?
P.C. On ne peut pas. Personne ne lui résiste. Il est le symbole de l'esprit de confrontation. Toujours plus solide, toujours plus fort. C'est la première raison pour laquelle Balzac écrit.
Un écrivain a beaucoup compté chez vous: Alexandre Dumas. Comme pour Jane Austen, on ne songe pas spontanément à lui quand il est question du mal, domaine plutôt réservé à Dostoïevski, à Edgar Poe...
P.C. Mais songez à Milady! Une belle femme. Une grande conteuse, parce que le mal est d'abord une force qui sait conter. C'est elle le mal qui sait conter les choses.
Mettez-vous Athos, «d'une gaieté forcée», dites-vous, à la périphérie du cercle du mal?
P.C. Non. Lui, c'est juste un triste.
Et d'Artagnan: un jeune imbécile sympathique?
P.C. Oh oui, il est irrésistible. Il fait bien la comédie. De l'esprit. Absolument merveilleux.
Vous dites qu'on ne sait pas comment Dumas devient écrivain. Cependant, il a de l'ambition, une soif de vivre. N'était-il pas convaincu qu'avec les mots, qu'avec le logos, il pouvait tout faire?
P.C. Dumas ne savait rien. Il ne connaissait pas le logos, ni la force du logos. Il commence à écrire. Le talent et le succès lui viennent aussitôt. Mais sans maturation. Tout à coup, il écrit des chefs-d'oeuvre, tellement subtils, tellement aimés par Baudelaire - qui n'était pourtant pas facile dans ses goûts. C'est étrange!
Il y a une générosité spectaculaire chez Dumas.
P.C. Immense! Une grande bonté. Il était même trop bon pour être écrivain.
C'est parce qu'on n'a pas éclairci l'origine de son génie que vous estimez que Dumas est l'écrivain le plus mystérieux du XIXe siècle?
P.C. Oui. Baudelaire n'est pas un mystère, on le comprend très bien. Mais comment Dumas a-t-il pu écrire en sorte d'éblouir tout aussi bien les concierges que les génies de son siècle, en voilà un mystère!
«Aucun narrateur n'accorda comme Flaubert une place dominante au temps dans le roman», dites-vous. Pourtant, son écriture dans ses lettres est fluide et, cinq ans après, elle se pétrifie.
P.C. Oui, elle se pétrifie dans le roman, mais pas dans tous les romans, pas dans Bouvard et Pécuchet.
Comment l'expliquer?
P.C. C'est le sort du temps comme répétition. Le temps, c'est un mouvement. Flaubert arrache chaque moment au temps. Pendant l'écriture de Bouvard et Pécuchet, il donne au temps une légèreté, une simplicité, une candeur, sans céder à la répétition. A l'opposé de la répétition merveilleuse et terrible dans la Bovary, où tout se répète, où c'est toujours la même chose. Cette répétition rendait fou Flaubert.
Pour vous, Bouvard et Pécuchet est un chef-d'œuvre?
P.C. Oh oui!
C'est dès lors qu'il comprend qu'il lui faut posséder la bêtise de l'intérieur en se représentant lui-même parmi les imbéciles que Flaubert peut remporter la partie?
P.C. La bêtise est très diversement présente chez Flaubert. D'un côté, il y a la désagrégation absolue; de l'autre côté, il y a la mort qui guérit de la bêtise. De l'autre côté encore, il y a le mystère, la bêtise en tant que mystère du monde et puis il y a l'absurdité totale. Quand Bouvard et Pécuchet se mettent à tout copier, le résultat est absurde: tout est vrai et faux en même temps. Il n'y a plus aucun sens aux choses.
Et ce qui vous frappe, c'est l'amitié entre les deux.
P.C. D'une douceur, d'une tendresse...
Est-ce que la fraternité des imbéciles n'excuse pas les imbéciles, sans toutefois excuser la bêtise?
P.C. Oui, dans ce cas-là. Mais c'est la candeur qu'avait Flaubert, énormément bon, candide, enfant. Et ces deux imbéciles ont la même candeur que lui.
Vous parlez du Sottisier, dont Flaubert a assorti Bouvard et Pécuchet. Vous recommandez d'en lire une page chaque jour. En France, il a paru sous le titre de Dictionnaire des idées reçues.
P.C. J'ai fait publier en Italie, chez Mondadori, la traduction complète du Sottisier.
Vous aimez beaucoup Henry James. Après avoir salué Un portrait de femme et La muse tragique, vous vous attardez sur Le tour d'écrou, un récit où James porte la tension à son paroxysme. Quel rapport entretient-il avec Le Mal Absolu?
P.C. Dans Le tour d'écrou, Henry James crée l'atmosphère du mal, non pas le mal en tant qu'action méchante, mais le parfum du mal.
La négativité?
P.C. Oui, la négativité du mal, la fascination du mal. Or il faut savoir que plusieurs interprétations s'opposent. Certains lec-teurs du Tour d'écrou estiment que les fantômes n'existent pas, qu'ils sont seulement dans l'imagination de l'institutrice des deux enfants. Mais, en vérité, les fantômes existent absolument. La fascination des fantômes qui se répète et qui grandit dans l'imagination de l'institutrice.
Vous parlez de Henry James comme d'un grand théologien moderne. Cette trame théologique ou cet arrière-plan religieux ont peut-être fait Shakespeare et quelques autres patrons de la littérature universelle. Mais aujourd'hui, tout cela paraît dissipé, voire perdu...
P.C. La perte de la théologie est une grande perte pour la littérature. C'est sur son terrain que naît la littérature. Elle en a toujours eu besoin, que ce soit pour s'en moquer ou pour y prendre appui. Il y a très peu d'écrivains, comme Stendhal, où la théologie ne joue aucun rôle. La théologie et la religion sont dans l'imagination, dans la profondeur du temps et du passé.
En éludant le mystère sous-jacent à la vie et à la mort, la modernité a-t-elle savonné la planche aux romanciers contemporains?
P.C. Sûrement, sûrement.
«Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d'une métropole crue moderne, écrivait Rimbaud, parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l'extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville.» Eluder: c'est le programme?
P.C. La perte du religieux à titre de source et d'inspiration du roman est une catastrophe.
Vous dites que, comme les dieux, il arrive aux écrivains d'entrer en repos. Pensez-vous que nous traversons une simple période de répit, mais d'un répit fertile? Ou que nous nous enfonçons dans une période de déclin vertigineux?
P.C. Je ne peux pas me prononcer. Comment pronostiquer? On ne sait pas si la littérature se repose ou si elle attend une renaissance proche ou lointaine. Je ne dis pas que je l'attends, mais je sais que je l'espère. La littérature ne sera jamais morte. Je ne suis pas pessimiste. Aujourd'hui elle n'existe pas, mais elle peut exister dans trois ans. Tous les discours sociologiques sur la littérature qui l'indexent sur telle ou telle condition historique s'avèrent toujours faux. Ce sont des alibis.
«Les livres médiocres meurent, écrivez-vous, les grands livres ont leur mouvement propre.» C'est-à-dire?
P.C. Le propre du grand livre, c'est le mouvement et les infinies facettes qu'il réserve aux générations successives dans le temps. Proust est mort il y a moins d'un siècle. Songez à la quantité de visages qu'a fait miroiter la Recherche depuis sa parution jusqu'à nos jours. La voilà, la beauté de la grande littérature. On ne réussit pas à l'attraper, tant elle change de visage. Car il y a toujours quelque chose de caché et, sous le caché découvert, il subsiste encore quelque chose de caché.
Vous dites que le génie de l'Europe, c'est de comprendre les autres. N'est-il pas aussi précieux de conserver cette aptitude-là que de produire des oeuvres étourdissantes?
P.C. Comprendre: cela a toujours été le génie de l'Europe. A partir de la Grèce, qui comprenait l'Asie, pendant que l'Asie ne comprenait pas la Grèce. Il faut conserver ce génie-là. C'est dur, c'est difficile comprendre. Il faut être très intelligent, très patient surtout et savoir que les choses changent. Car si une chose est aujourd'hui comme ceci, elle sera demain comme cela. C'est la force de l'Europe. Elle a un peu diminué, mais elle existe toujours.
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Bio-bibliographie :
Né en 1930, élevé à Turin et en Ligurie, Pietro Citati fait ses études de lettres à l'Ecole normale supérieure de Pise. Diplômé, il part enseigner l'italien à l'université de Munich. De retour à Rome en 1954, il bifurque vers la critique en collaborant à une première revue littéraire, Il Punto. Puis il rejoint la presse quotidienne, successivement Il Giorno, le Corriere della Sera et, enfin, La Repubblica. Il est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages, dont un récit, Histoire qui fut heureuse, puis douloureuse et funeste (prix Médicis étranger 1991), et d'une dizaine d'essais: monumentaux comme Goethe (1970), Tolstoï (1983, prix Strega) ou lumineux comme La pensée chatoyante (sur Homère), La mort du papillon (sur le couple Fitzgerald), La colombe poignardée (sur Proust), Portraits de femmes, disponibles en Folio.