Lotfi Bouchnaq (artiste tunisien): Un long parcours fait d'art et d'engagement


Lundi 28 Mai 2018 - 12:30
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Il y a environ trois cents ans, la Tunisie et d'autres pays de la région accueillaient des réfugiés bosniaques musulmans, dont l'aïeul de Lotfi Bouchnaq qui a fui Mostar et son légendaire pont pour s'installer à Tunis. Petit à petit, ses descendants s'arabiseront et s'intégreront dans le tissu social de la capitale, avant que leur attribut distinctif de Bosniaques par lequel on les désignait, ne dérivât pour devenir leur nom de famille : Bouchnaq.


Lotfi est ainsi né à Halfaouine, le mythique quartier populaire tunisois situé dans les faubourgs directs de la Médina, à l'intérieur des deuxièmes remparts de la vieille ville. 

Un environnement propice à la fréquentation des enfants des notables et de l'ancienne aristocratie de la Médina, dont le raffinement et surtout le côté mélomane le contamineront. 

Cela conférera une autre dimension à sa personnalité et adoucira les moeurs de l'enfant puis de l'adolescent qu'il était, forgé par son milieu à être dans l'obligation d'être farouche et résistant, à ne pas rechigner au labeur, à rester digne et ne pas baisser les yeux, même dans le besoin, à recourir quand il le faut à la débrouillardise, à ne pas refuser une bagarre, quitte à recevoir une double-raclée de l'adversaire et du paternel... 

Aussi, dit-il, aujourd'hui, que Halfaouine et la Médina qu'ils a chantés, lui ont beaucoup appris et qu'il leur doit beaucoup. 

Bouchnaq, installé depuis les années 1990 dans la cour des grands, par un potentiel vocal aux immenses étendues, une technique de chant sans faille, un talent de compositeur révélé et par un répertoire de qualité qui résiste à la mode des rythmes à outrance et des mélodies genre fast food commercial, réfléchi et où le musical le dispute à l'engagement. 

Trônant sans autre prétendant sérieux sur la chanson arabe, surtout depuis la disparition de sommités comme le Libanais Wadiï Essafi, il a chanté dans les opéras et les théâtres les plus prestigieux du monde arabe et dans les autres continents où il a été accueilli en vedette et a été couvert d'honneurs pour son art et son engagement. 

Lotfi Bouchnaq qui n'a jamais chanté pour un régime ou un dirigeant, a pourtant été reçu, loué et décoré par plusieurs chefs d'Etat dont le sud-africain Nelson Mandela, le bosniaque Alija Izetbegovitch, le palestinien Mahmoud Abbas, l’irakien Saddam Husseïn, ou encore le libyen Mouammar Kadhafi et le tunisien Zine el Abidine Ben Ali. 

Cet artiste d'exception qui connaît la musique turque authentique et qui en reconnaît la valeur -il a chanté une célèbre mélodie du grand Ibrahim Tatlises en y adaptant un texte tunisien (voir notre site)- mais qui n'a pas eu l'opportunité de chanter dans ce pays, est l'invité de la rubrique "Les interviewes de A.A". Ecoutons-le. 


- Jeune, tu as fait partie de la Jeunesse musicale scolaire puis du club musical de la Maison de la culture Ibn Rachiq. Est-ce que tu savais déjà que tu allais te consacrer au chant? 

Jamais. Pour mon père qui avait l'esprit militaire, ainsi que pour les gens de la Médina et même ailleurs, l'idée répandue d'une façon quasi hégémonique était qu'être chanteur équivalait à être un marginal, un bohème vivant au jour le jour, ouvert à tous les vices. Je me destinais naturellement aux études puis à une carrière administrative ou dans une profession libérale. 

- Pourtant les habitants de la Médina sont en majorité des mélomanes... 

Notre vieux Tunis, à travers ma famille, la rue ou les connaissances, m'a tout appris et il représente beaucoup pour moi. Il m'a apporté les valeurs, la compréhension des autres, la manière d'appréhender le monde... Mais si l'on y aimait la musique ou le sport et qu'on en "consommât" sans modération, on refusait que son enfant s'y consacrât ou que sa fille épousât un musicien ou un sportif. Les quelques exceptions -sur des décades- ne faisaient que confirmer la règle. On tolérait juste qu'on s'adonnât à la musique à titre de loisir dans un cadre familial fermé. 

- Est-ce à dire que même en 1979, lorsque tu as été le premier Tunisien à donner seul, un gala au théâtre romain de Carthage, tu ne pensais pas encore à embrasser cette carrière? 

Exactement. Je n'avais aucune chanson à moi et j'étais encore fonctionnaire (steward puis chef d'escale) à Tunisair. J'ai été sollicité pour reprendre ce que je chantais en amateur, sous la direction de feu Maître Ali Sriti, dans le cadre du club de musique de la Maison de la culture Ibn Khaldoun. Mais j'avoue que la découverte du théâtre plein, l'accueil du public (la télévision avait diffusé un enregistrement du programme) et la réaction de la critique et des musiciens m'ont titillé sans me décider. Le fait que d'autres festivals aient fait appel à moi, que j'aie été approché par des gens connues et moins connues pour des concerts privés m'a poussé à demander à ma compagnie d'être affecté au Caire, pour voir comment les choses se présenteraient, si j'allais voir des portes s'ouvrir devant moi et éventuellement obtenir des chansons de compositeurs connus. C'était au tout début des années 1980. Grâce à Dieu, les choses se sont bien passées et ce n'est qu'en 1985 que j'ai présenté ma démission de Tunisair pour me consacrer à la musique. Depuis, je la vis quotidiennement, sans un seul jour de congé. 

- Des Egyptiens célèbres comme Sayyed Mekkaoui et Ahmed Sedki qui ont composé pour l'éternelle Oum Kalthoum, ou leur compatriote Héni Chénouda t'ont donné des chansons. Idem pour les Tunisiens Hamadi Ben Othmane, Mohamed Mejri ou Abdelhakim Belgaïed. Est-ce que tu as été insatisfait par ces expériences, au point de te décider à devenir ton propre compositeur exclusif? 

Franchement, je n'aime pas le terme exclusif, surtout dans l'art. Primo, j'ai composé, je compose et je composerai pour tous mes collègues, y compris ceux dont on dit qu'ils sont des concurrents potentiels. Secundo, je collaborerai avec tout compositeur qui proposera un produit qui réponde à ma vision ou à mes attentes. Pour en revenir aux grands musiciens que tu as nommés, je dirais qu'ils m'ont écrit des mélodies tout ce qu'il y a de plus valable et que j'en suis fier. Mais je sentais que j'étais à la recherche d'autre chose, d'un peu différent. Déjà avec mon maître Ali Sriti et alors que j'étais un tout jeune amateur, je m'obstinais à interpréter la "wassla" (suite) de l'incomparable Salah Abdelhay à ma manière, avec mes propres improvisations et variations, alors qu'il voulait que je reste fidèle à la version originelle. 

J'avais le sentiment que je pouvais exprimer des choses qui émanent de moi-même et que je ressentais davantage. Et quand on ose varier un chef-d'oeuvre du patrimoine musical arabe comme cette suite écoutée des milliards de fois du Machreq (Orient) au Maghreb, sans agresser l'ouïe, c'est qu'on porte les germes de la composition et qu'on peut partir à la quête de ce qu'on cherche. 

- Et cela a plutôt bien marché, puisque les succès se sont succédé. Mais ton répertoire est difficile à situer; il est à la fois moderne et classique sans l'être vraiment. 

C'est tout simplement ce que je suis et ce que je veux que mon répertoire soit : un prolongement du passé et du patrimoine dans le moderne contemporain avec, j'espère y parvenir, une dimension prospective futuriste. Ma conviction est que l'artiste doit être imprégné de ce qui a été accompli, parce qu'on ne peut pas partir de rien, témoigner de son époque et enrichir l'héritage local, régional et, si possible, universel. Ce témoignage artistique porte nécessairement sur les goûts, les tendances, les aspirations, les désillusions, l'amour, les déceptions, les déchirements...de son époque et de sa société élargie. C'est pourquoi j'accorde énormément d'importance aux textes que je mets en musique et à leur élaboration. 

- D'où cette longue et fructueuse collaboration avec le poète et parolier Adam Fethi... 

J'ai travaillé avec d'excellents artistes des vers comme Ridha Cheïr, Slah Bouzaïane, Hassen Chelbi ou Mazen Chérif, mais mon parcours et ma production ont connu un virage de 360 degrés, grâce à Adam Fethi qui a été un compagnon de projets. Il trouvait les mots exacts qui allaient avec le sujet que je voulais aborder et le genre de mélodie que je désirais qu'il porte. Il lui arrivait parfois même de me précéder. Nous partagions les mêmes angoisses, les mêmes rêves et les mêmes voies pour les réaliser. Il y avait une réelle alchimie entre nous. Sa richesse lexicale, la fertilité de son imagination et sa sensibilité musicale m'ont beaucoup apporté. 

- C'est à travers lui aussi en tant que poète engagé que ton répertoire a acquis une dimension tout engagée : dénonciation des injustices, défense des causes justes, comme la barbarie israélienne en Palestine, celle serbe en Bosnie... Au fait, qu'est-ce que l'engagement pour toi? 

Que tu sois le témoin de ton époque, que tu soulèves le sujet de l'heure, que tu dises le mot à dire et que tu présentes un art sincère porteur d'un message, d'une idée, d'un état ou d'une réaction qui fassent du bien à ton auditoire. Rendre conscient ton public d'un problème, lui rappeler l'amour de Dieu, de sa patrie ou de son prochain, l'amener à un état de bien-être sont des formes d'engagement. 

- Cela ne devait pas être particulièrement du goût de tous les dirigeants arabes qui t'ont reçu. Nous pensons à Kadhafi, Ben Ali ou Saddam. Leur as-tu offert des chansons - hommages ? 

J'ai chanté et je chanterai tant que je le pourrai des causes, des pays, des villes ; jamais des régimes ou des dirigeants 

- Tu as chanté entre autres Sarajevo, mais surtout la Tunisie et Al Qods (Jérusalem) 

Tout à fait normal et je n'ai aucun mérite. La Tunisie est ma patrie, ma famille, mon monde, le lieu de ma naissance et de mon repos. Tout ce qui lui arrive, je le ressens au plus profond de moi-même. Je me demanderai toujours ce que j'ai fait pour elle, jamais le contraire. Quant à Al Qods et ce qui est en train d'arriver à Al Aqsa, la première Qibla et troisième Lieu saint, ce sera toujours une plaie qui ne se cicatrisera que lorsqu'elle sera libérée avec l'ensemble des Territoires occupés. La douleur est d'autant plus intense que le Monde arabe est divisé, même à propos d'une question aussi primordiale. 

- Malgré la richesse de ton répertoire, tu as chanté des textes de Adam Fethi adaptés à des pièces universelles de Strauss, Chopin, Beethoven... ainsi que du Turc Ibrahim Tatlises. Pourquoi? 

Pour les premiers, on a voulu tenter une expérience dans un esprit de dialogue des civilisations. C'était aussi pour dire que le monde arabo-musulman n'est pas identique à l'image largement répandue qu'on veut donner de lui : fermé, rétrograde, insensible au patrimoine universel... Quant à la chanson du grand Tatleses, c'était un hommage à ce chanteur d'exception et, à travers lui, à la valeur de la musique authentique et élaborée turque dont je suis mordu. 

- Tu as chanté un peu partout dans le monde, dans des lieux prestigieux et à différentes occasions. Quels sont les concerts que tu n'oublieras pas? 

- Mon concert à Carthage où je découvrais ce qu'était faire face à 8000 - 9000 personnes, en plus sans répertoire propre et sans expérience pour les contenir. Ensuite, il y a mon premier concert à l'Opéra du Caire où j'étais arrivé directement de l'aéroport pour chanter avec une troupe qui ne me connaissait pas et que je découvrais face au public. Enfin, je citerais surtout le concert sur la Place d'Al Aqsa la veille de Noël. J'avais présenté des chants soufis, des invocations devant un parterre comme planant par l'espace et les mélodies. J'en ai encore la chair de poule. 

- Terminons par un projet que tu as désiré ou désires réaliser et que tu n'as pas encore fait... 

Au risque d'être prétentieux, je sens que j'ai le devoir, pour les dispositions vocales que Dieu m'a octroyées, de les mettre à contribution pour enregistrer l'ensemble du texte coranique en lecture et en psalmodie. 


           

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