Une force irrésistible pousse le jeune New-Yorkais à aller au plus loin de lui-même – peut-être la même qui changera ce musicien homosexuel en littérateur assidu au contact de sa femme Jane, elle-même écrivain.
La réédition de quatre romans de Bowles en Quarto (1) montre qu’un même principe de fuite anime tous ses personnages. Ne pas s’attacher, affectivement ou géographiquement, s’écouler comme le vent, le sable ou la musique, rêver, attendre, espérer parfois, sans être dupes, tel est leur motto. Ils arrivent trop tard en Afrique pour croire encore en une quelconque utopie ; après avoir dénaturé le paysage et les hommes avec ses publicités pour Coca-Cola et son « universalisme » fallacieux, le système colonial commence lui-même à donner des signes d’épuisement. Animé par une bougeotte désabusée, si l’on en croit ses Mémoires d’un nomade, Bowles n’est pas qu’un orientaliste décapant, il est aussi un snob qui veut échapper à tout prix à la classe moyenne ; par le haut, à travers les amitiés flatteuses qu’il entretient en Occident, de Cocteau à Capote, comme par le bas, au Maroc, dont les putains aveugles et les charmeurs de serpents lui confirment sa misère et sa supériorité. On pourrait même soupçonner cet Américain d’avoir voulu, à la Henry James, se réenraciner à rebours, en menant une vie « à l’anglaise » dans Tanger, aux côtés d’un cadet déchu de la famille royale comme David Herbert…
Bowles est un sceptique qui croit aux sortilèges. Le roman est l’outil privilégié du réaliste : la trahison et le vol, chez lui, suivent de près l’envoûtement – voir l’étonnante rencontre avec Mahrnia, à l’aube d’Un thé au Sahara. Secs, méprisants ou étroitement rationalistes, des Blancs s’y perdent dans les sables d’une culture incompréhensible, se liquéfient sous le soleil, en sont ramenés à leur anonymat placentaire. Cette trinité – départ, maraboutisation et chute – se double Bowles, intégrale au Sahara d’une dialectique qui fait de chacun l’esclave et le maître de l’autre, à tour de rôle. Tout comme l’Orient enjôleur est plein d’êtres bizarres, d’animaux menaçants et de microbes vengeurs, l’être désiré révèle dans cette fuite en avant sa folie ou son incompatibilité – le modèle étant clairement Jane Bowles, qui finira à l’asile. L’être désirant, lui, cherche déjà ailleurs satisfaction, dans sa soif insatiable de nouveaux horizons.
Paul Bowles est plus libre dans la nouvelle que dans ces machines romanesques. Il y donne volontiers la première place aux personnages arabes, et parfois même bascule tout entier dans leur monde, quand il prête sa plume à des conteurs comme Mrabet (Le Citron) ou Choukri (Le Pain nu). Le musicien retrouve alors l’écrivain pour « noter » ces mélopées venues du fond des âges où des enfants, chassés par leur père, sont recueillis par des putains qui les initient au haschich. Comme si la dérive existentielle était la règle, de ce côté de la barrière aussi.
(1) Un thé au Sahara (trad. par H. Robillot et S. Martin-Chauffier, revu par N. Daladier), Après toi le déluge (trad. par M. Vitton, révisé par N. Daladier), La Maison de l’araignée (trad. par Cl.-N. Thomas), La Jungle rouge (trad. par Cl.-N. Thomas), précédés de « Vie et oeuvre (1910-1999) » par N. Daladier.
La réédition de quatre romans de Bowles en Quarto (1) montre qu’un même principe de fuite anime tous ses personnages. Ne pas s’attacher, affectivement ou géographiquement, s’écouler comme le vent, le sable ou la musique, rêver, attendre, espérer parfois, sans être dupes, tel est leur motto. Ils arrivent trop tard en Afrique pour croire encore en une quelconque utopie ; après avoir dénaturé le paysage et les hommes avec ses publicités pour Coca-Cola et son « universalisme » fallacieux, le système colonial commence lui-même à donner des signes d’épuisement. Animé par une bougeotte désabusée, si l’on en croit ses Mémoires d’un nomade, Bowles n’est pas qu’un orientaliste décapant, il est aussi un snob qui veut échapper à tout prix à la classe moyenne ; par le haut, à travers les amitiés flatteuses qu’il entretient en Occident, de Cocteau à Capote, comme par le bas, au Maroc, dont les putains aveugles et les charmeurs de serpents lui confirment sa misère et sa supériorité. On pourrait même soupçonner cet Américain d’avoir voulu, à la Henry James, se réenraciner à rebours, en menant une vie « à l’anglaise » dans Tanger, aux côtés d’un cadet déchu de la famille royale comme David Herbert…
Bowles est un sceptique qui croit aux sortilèges. Le roman est l’outil privilégié du réaliste : la trahison et le vol, chez lui, suivent de près l’envoûtement – voir l’étonnante rencontre avec Mahrnia, à l’aube d’Un thé au Sahara. Secs, méprisants ou étroitement rationalistes, des Blancs s’y perdent dans les sables d’une culture incompréhensible, se liquéfient sous le soleil, en sont ramenés à leur anonymat placentaire. Cette trinité – départ, maraboutisation et chute – se double Bowles, intégrale au Sahara d’une dialectique qui fait de chacun l’esclave et le maître de l’autre, à tour de rôle. Tout comme l’Orient enjôleur est plein d’êtres bizarres, d’animaux menaçants et de microbes vengeurs, l’être désiré révèle dans cette fuite en avant sa folie ou son incompatibilité – le modèle étant clairement Jane Bowles, qui finira à l’asile. L’être désirant, lui, cherche déjà ailleurs satisfaction, dans sa soif insatiable de nouveaux horizons.
Paul Bowles est plus libre dans la nouvelle que dans ces machines romanesques. Il y donne volontiers la première place aux personnages arabes, et parfois même bascule tout entier dans leur monde, quand il prête sa plume à des conteurs comme Mrabet (Le Citron) ou Choukri (Le Pain nu). Le musicien retrouve alors l’écrivain pour « noter » ces mélopées venues du fond des âges où des enfants, chassés par leur père, sont recueillis par des putains qui les initient au haschich. Comme si la dérive existentielle était la règle, de ce côté de la barrière aussi.
(1) Un thé au Sahara (trad. par H. Robillot et S. Martin-Chauffier, revu par N. Daladier), Après toi le déluge (trad. par M. Vitton, révisé par N. Daladier), La Maison de l’araignée (trad. par Cl.-N. Thomas), La Jungle rouge (trad. par Cl.-N. Thomas), précédés de « Vie et oeuvre (1910-1999) » par N. Daladier.