Raghunath Manet : Histoire d’une musique indienne

Raghunath Manet présente sa chorégraphie à El Jadida


Vendredi 12 Octobre 2012 - 09:15
Propos recueillis par Abdelali Najah


Raghunath Manet a présenté sa chorégraphie le 29 juillet dernier au jardin Mohamed 5 d’El Jadida, une soirée chorégraphique qui entre dans le cadre des « Nuits de Ramadan » organi-sées au Maroc du 27 juillet au 4 août 2012. Nous avons interviewé le danseur-chorégraphe indien Raghunath Manet pour le plaisir des lecteurs. Histoire d’une musique indienne.


Raghunath Manet : Histoire d’une musique indienne
*Voulez-vous vous présenter aux lecteurs ?

Je suis à la fois danseur-chorégraphe et musicien compositeur de la tradition indienne. Je me suis toujours senti à la fois double et en unité avec ces deux arts. Longtemps, je faisais des concerts séparés mais j’ai trouvé une manière de lier les deux arts pour n’en faire qu’UN.

*Des sources musicologiques parlent d’une dichotomie séparant les instruments et les musiciens en Inde de manière radicale, à savoir une musique destinée au temple et aux dieux, l'autre réservée au divertissement et aux démons. Voulez-vous nous expliquer davantage ?

La musique est donnée pour bercer les dieux donc les humains, enfants des dieux. Les ragas sont bien ordonnés et construits de telle manière à donner une grande part de liberté d’expression aux musiciens de les interpréter et d'improviser sur le moment même, les diffé-rentes expressions appelées “rasa”, tous les sentiments humains. C’est ainsi que les musiciens peuvent faire pleurer, rire, évoquer les sentiments de compassion ou d’héroïsme…etc.
Il n’y a pas de musique pour les démons. Peut-être certains sons des tambours sont utilisés pour les possédés.
La musique pour divertir entre dans le domaine du “sringara rasa”, un des sentiments d’amour.

*La musique indienne s'est scindée ensuite en deux aires géographiques. La musique carna-tique au Sud s'intégrant à la danse bharata natyam et se distinguant de la musique de temple, et la musique hindoustanie au Nord se développant sous l'influence du monde arabo-perse…

A l’ origine, cette musique était jouée dans les lieux de culte, sous les arbres sacrés, dans la pièce familiale réservée à la prière rituelle, ainsi que dans les salles d’audience des palais de Mahârâjas. Le plus souvent, c’était une musique vouée à l’adoration passionnée des dieux. On la décrivait comme le moyen le plus accessible et le plus élevé de communication avec le divin. Les concerts de veena avaient une place importante dans les temples et des cours(1).

*Que veut dire le mot bharata natyam ?

“Où vont les mains, va le regard;
Où va le regard, va l’esprit;
Où va l’esprit se trouve la Danse ”(2).
Le bharata natym, danse classique du sud de l’inde, représente une tradition très ancienne et vivante. Cette danse faisait partie des cérémonies religieuses et était pratiquée dans les temples et dans les cours royales.
On distingue dans le bharata natyam deux aspects principaux: la danse pure (Absence de mime et de narration) qui met en valeur toute la beauté des mouvements des yeux, du cou, des mains, des épaules, combine aux rythmes frappes par les pieds ; et la danse expressive (ou interprétation d’un conte par un véritable mime) qui allie à la fois la puissance et la grâce.
Tandis que les pieds frappent le sol, les mains sont en position de nritta hastas (gestes des mains) pour embellir la danse et sublimer le mouvement dans l’espace. Cette danse est princi-palement composée de mouvements aériens et de mouvements terrestres exécutés dans un style tandava (danse masculine).


Le bharata natyam : une façon de s’offrir au Dieu.

*Vous avez tôt appris le bharata natyam en étudiant les sculptures et les dessins des temples indiens. Voulez-vous nous monter cette relation qui existe entre les arts plastiques indiens ancestraux et le bharata natyam ?

En 1911, Rodin âgé de 71 ans, reçoit plusieurs photographies d’une sculpture en bronze par Victor Goloubeff, archéologue russe. Sur la demande, Rodin s’émerveille devant le bronze de Shiva et écrit tout un texte qui sera publié après sa mort en 1921 sous le titre “La danse de Shiva”. A partir de ce moment, Rodin dit qu’il a rendu toutes ses sculptures en mouvements. Il ne faut être qu’indien pour se rendre compte que la sculpture fait partie de la danse, des mouvements de la danse…
Je fus toujours fasciné et encore ébloui devant les bas-reliefs sculptés des temples. Le sculp-teur arrête un moment donné une pose mais, je m’inspire de cette pose sculptée pour travailler tous les mouvements qui ont pu lui servir à arrêter cette pose; et j’essaye de la dissoudre pour aller vers d’autres mouvements.

*Le bharata natyam regroupe le jeu théâtral, la danse et la musique. Voulez-vous nous expli-quer davantage ?

Les mains racontent l’histoire selon un langage codifie appelé “mudras ».
Le visage exprime tout à tour les différentes émotions dictées par cette même histoire.
Le corps exprime l’état émotionnel dicté par les ragas (musique) (3).

*Et les mises en scène corporelles…

Je suis souvent apprécié pour avoir innové et introduit pour la première fois la notion de cho-régraphie dans le bharata natyam. J’aime les alignements des étoiles, la place du soleil et de la lune. Ainsi, j’essaye de comprendre ces relations et je mets les danseuses et moi-même en différentes positions et essaye de parcourir la scène.

*Le bharata natyam est une danse représentée traditionnellement par des femmes. Mais, vous l’avez adapté à la morphologie masculine. Voulez-vous nous parler de cette transition, ainsi que le message transmis par ce changement ?

La tradition d'enseignement de la musique et de danse était longtemps le domaine des hommes en Inde. Bien que dans la danse du bharata-nâtyam est dansée essentiellement par les femmes, le premier des danseurs est le dieu Shiva, donc un homme. En Inde, l'origine de la danse est associée au dieu Shiva qui, par sa danse, créé le monde et perpétue l'enseignement de cet art à travers les sages mythiques.
Dans l'histoire de la danse en Inde, il y a toute une lignée d'hommes danseurs. On apprend à travers la mythologie que Jayanthan, le fils du Roi des Dieux Indra, est danseur. Le dieu Mu-rugan, deuxième fils de Shiva, danse également. La danse du bharata natyam est conservée et perpétuée par les nattuvanâr (maîtres de danse) donc à travers les hommes. Toutes les danses folkloriques comme le karakam, le oyilâttam, le mayilâttam (danse du paon), simma narthanam (danse du lion), le puliyâttam (danse du tigre) sont toutes dansées uniquement par les hommes. Dans tout le Tamil-Nâdu, le théâtre dansé appelé terru-kûttû est dansé uniquement par les hommes.
Dans la plupart des danses indiennes, les rôles des hommes aussi bien que les rôles des femmes sont joués uniquement par les hommes. Dans l'Orissa, un groupe de jeunes garçons sont entraînés à la danse et au chant pour danser lors de la célébration des rites et durant les festivités. Au Kerala, les drames dansés du kathakali et le krishnâttam sont exécutés unique-ment par les hommes et les jeunes garçons. En Inde, aujourd’hui, il y a trop de danseuses et on manque totalement d’hommes pour danser.

Quant à moi, je m’intéresse à la danse masculine, la force que dégage tous ces mouvements combinés par la frappe des pieds, des tournoiements, des sauts… etc. Comme je combine ma danse masculine avec mes danseuses, on arrive à l’unité des mouvements à la fois masculins et féminins. Comme je chorégraphie moi-même mes danses et mes musiques, je me sens libre et uni dans la pluridisciplinarité de l’ART.

*Pouvez-vous nous expliquer la conception philosophique du bharata natyam ?
Il s’agit pour les danseurs de s’épanouir dans cette forme de danse pour se sentir accompli. On fait le tour de sa vie et de tout genre de situation de la vie : l’amour, la séparation, la souf-france, l’union…, comme si on nous demande de raconter toutes les étapes d’une vie pour atteindre l’Unité avec le divin.

*Le bharata natyam interpelle le corps par la voie de la danse. Ne pensez-vous pas qu’il y a un retour du cops désacralisé par les religions ?
Quand on touche au corps, on touche à l’âme donc au sacré. La danse est donnée pour se puri-fier et chacun reconnait le bonheur d’être venu sur terre.

*Vous avez dit : « Le bharata natyam pour moi représente une danse de célébration du corps… une façon de s’offrir au dieu. » Pouvez-vous nous montrer cette relation qui existe entre le corps en transe et le sacré ?

La danse ne fait pas mal au corps mais élève l’esprit ver le divin. On trouve les réponses ce dont pourquoi on est venu sur terre.
Il faut garder toujours jeune le corps pour faire le travail évolutif d’atteindre le divin. La mu-sique et la danse sont des voies les plus appropriées pour l’atteindre. Ne nous sentons pas si bien après avoir gouté à une bonne musique? Ainsi on se sent si unis avec le sacré lorsque les danseurs dansent. On trouve ensemble ce chemin avec le public grâce au pouvoir de l’art.

Raghunath Manet : un artiste pluriel.

*Depuis votre arrivée en France en 1985, vous allez former toute une nouvelle génération de danseurs de bharata natyam, qui seront pour partie à l'origine du boom du Bollywood…

Le bollywood n’est qu’une continue des arts traditionnels, une autre manière de voir les choses sous l’œil d’une caméra. L'explosion du cinéma indien a certainement été la cause des transformations de mœurs du peuple indien.
Autrefois, les villages proposaient, des drames populaires fondés sur des épopées religieuses et les danses populaires. Le cinéma vient, aujourd’hui, remplacer les interprètes des arts tradi-tionnels qui avaient pour but d'animer la vie culturelle et religieuse. Désormais, le cinéma devient le seul divertissement et la seule activité culturelle où les histoires du quotidien et les sujets de mythologie se mêlent étroitement avec la danse, la musique et le théâtre dansé.


*Vous êtes aussi un grand joueur de venna, un des plus anciens instruments de l'Inde du Sud. Y a-t-il une relation entre le bharata natyam et le venna ?

La VEENA est l’instrument le plus important du sud de l’Inde car le style de la musique car-natique s’est développé autour de la technique du jeu de cet instrument. Elle est considérée comme le plus ancien instrument et le plus vénéré de l’Inde du sud. Il est toujours considéré comme un instrument divin, noble et difficile.
Il y a une relation directe avec l’instrument et le corps humain. Il y a autant de frettes à la veena que de vertèbres chez l’homme. On peut parler de la musicothérapie ou encore ce corps qui danse aux sons de la veena…danse thérapie.

*Que représente pour vous Ravi Shankar, l’icône de la musique indienne contemporaine?

Ravi Shankar, célèbre joueur de sitar, qui, ayant habité dix années à Paris, découvert par les Beatles et Yehudi Menuhin, fait connaître la musique indienne au monde entier. J’ai une très grande admiration pour lui car il a fait connaître la musique du nord de l’Inde.
Comme lui, je joue de la veena (luth indien très vénéré et le plus complexe de l’Inde du sud). J’essaye de redonner à la veena ses lettres de noblesse et à la danse masculine du bharata na-tyam. Dans cette vie, je transporte dans mes bagages non seulement la musique mais aussi le bien être pour le corps : la danse.

*Vous êtes aussi un écrivain de talent. Voulez-vous nous parler de vos œuvres littéraires ?

J’ai écrit 4 ouvrages
Les Bayadères
"Les bayadères, danseuses sacrées du temple de Villenour", éditeur Tala Sruti, 1995 (préfacé par Alain Daniélou)

Bharata Natyam
« Du Temple à la scène » (bharata natyam), éditeur Tala Sruti, 2007 (préfacé par Carolyn Carlson).

La Musique Carnatique
« La musique carnatique, une musique pour bercer les dieux », éditeur Tala Sruti, (préfacé par Didier Lockwood).

Shiva et ses 7 danses de Raghunath Manet
Éditeur Tala Sruti, 2011. Préfacé par Jean-Claude Carrière.


*Vos impressions d’avoir participé aux « Nuits de Ramadan » avec des artistes de renoms à savoir Titi Robin, Jahida Wehbé, Alireza Ghorbani et Faiz Ali Faiz pour ne citer qu’eux ?

Je vais y participer donc il faut attendre un peu pour mes impressions mais j’adore le Maroc qui est un frère pour l’Inde.

*En guise de conclusion, votre dernier mot sur les « Nuits de Ramadan » organisées au Maroc du 27 juillet au 4 août 2012 ?

Ces nuits sont sacrées, c’est un RDV avec le divin et les arts contribuent à mieux y accéder. J’espère pouvoir apporter un peu de bonheur…



Site internet : www.raghunath-manet.com

(1)Raghunath Manet, La musique carnatique, une musique pour bercer les dieux. Editions "Tala Sruti". (Préfacé par Didier Lockwood).
(2) NATYA SASTRA, Traité de Danse du début de notre ère.
(3) Raghunath Manet, Du temple à la scène. Editions "Tala Sruti", (Preface Carolyn Carlson).


           

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