Leila Slimani a reçu le pris littéraire de la Mamounia de Marrakech pour son roman "Dans le jardin de l'ogre"
Dans le café parisien branché du Marais où se croisent les plumes de la rentrée littéraire, les journalistes à leurs trousses et les yogis du quartier, il faut parfois tendre l’oreille pour entendre Leïla Slimani. Sa voix est aussi douce que la jeune femme est discrète. Son verbe non moins assuré et le sourire rayonnant. Difficile d’imaginer que cette trentenaire lumineuse a écrit "Dans le jardin de l’ogre", un roman cru et froid sur l’addiction sexuelle et la descente aux enfers d’une femme à qui, en apparence, tout semble sourire.
"Un sujet gonflé", comme l’a noté la romancière Christine Orban en lui remettant, la semaine dernière, le prix littéraire de la Mamounia de Marrakech, au Maroc. Leïla Slimani est la première femme à recevoir ce prix décerné pour la sixième année à un auteur marocain d’expression française. Le jury a tenu à l’unanimité à récompenser Leïla Slimani "pour son audace à aborder un sujet peu traité, qui plus est par une femme musulmane et écrit d’une façon brillante, avec beaucoup de psychologie", a ajouté la présidente du jury.
>> À revoir sur France : Leila Slimani et Laure Protat, pépites de la rentrée littéraire (2014)
"Femme musulmane", ce n’est pas ainsi que se définirait la jeune femme qui se dirait plutôt parisienne et surtout non religieuse. Mais pour celle qui est née et a grandi à Rabat, "que je le veuille au non, ‘femme’ et ‘musulmane’, c’est ce que je suis au Maroc. Alors quand j’écris ce que je pense de la sexualité dans un pays où l’homosexualité et la sexualité hors mariage sont interdites, cela m’engage. Quelque part, je prends des risques", admet Leïla Slimani.
Accroc au sexe comme un toxico au crack
D’autant que "Dans le jardin de l’ogre" n’a rien du roman de gare romantico-érotique. La sexualité évoquée par Leïla Slimani est sale, triste, douloureuse. Son personnage, Adèle Robinson, est dépendant du sexe, nympho comme les toxicos sont accros à leur pipe de crack. Adèle se morfond dans sa vie bourgeoise, le quotidien l’ennuie, le futur l’angoisse. Alors pour oublier son existence, elle baise avec n’importe qui, n’importe où, sans chercher ni plaisir, ni tendresse. À peine son mari gastro-entérologue parti travailler, cette journaliste spécialiste de politique internationale ouvre la porte de sa deuxième vie et cherche avec des hommes de passage, connus ou pas, "ce sentiment magique de toucher du doigt le vil et l’obscène, la perversion bourgeoise et la misère humaine".
"Adèle ne peut plus penser qu’à ça. Elle se lève, boit un café très fort dans la maison endormie. Debout dans la cuisine, elle se balance d’un pied sur l’autre. Elle fume une cigarette. Sous la douche elle a envie de se griffer, de se déchirer le corps en deux. Elle cogne son front contre le mur. Elle veut qu’on la saisisse, qu’on lui brise le crâne contre la vitre. (…) Elle ne voudrait n’être qu’un objet au milieu d’une horde, être sucée, dévorée, avalée toute entière. Qu’on lui pince les seins, qu’on lui morde le ventre. Elle veut être une poupée dans le jardin d’un ogre", peut-on lire dès le second paragraphe du roman.
>> À lire sur France 24 : "Much Loved" : l'anti "Pretty Woman" que le Maroc ne veut pas voir
Le choix du jury de la Mamounia est audacieux. Surtout quand l’on sait que quelques mois plus tôt "Much Loved", le film de Nabil Ayouch sur des prostituées de Marrakech, était interdit de projection dans le pays car "il comporte un outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine", selon les autorités de Rabat. "Dans le jardin de l’ogre" a non seulement échappé à la censure mais il a reçu un accueil très favorable du public marocain. "Quand j’ai présenté le livre, les gens étaient très ouverts, très curieux. Les Marocains sont friands de débats et ils en ont marre de l’hypocrisie et de la chape de plomb qui pèse sur certains sujets, notamment la sexualité", explique Leïla Slimani.
"Ce n’est pas parce qu’on est maghrébin qu’il faut écrire sur les dunes et les chameaux"
Elle admet néanmoins que "les choses auraient été bien plus compliquées si [s]on personnage avait été Marocain ou installé au Maroc. Les autorités de Rabat estiment que si on met en scène un personnage marocain, même dans une œuvre de fiction, on est responsable de l’image de la femme marocaine". Ce n’est pourtant pas tant pour échapper à la censure que Leïla Slimani n’a pas campé un personnage marocain que pour tendre à une "forme d’universalité" et déjouer ce qu’on pouvait attendre d’elle en France : "Quand une jeune maghrébine publie un premier roman, il faut que ce soit sur l’Islam, l’identité, le Maghreb, l’immigration, etc. Je voulais aussi dire qu’un Maghrébin en France a accès à l’universalité et n’est pas obligé de parler des dunes, des chameaux et des mosquées !", tranche l’auteur qui abhorre la sempiternelle question de l’identité à laquelle on veut toujours la ramener.
Franco-marocaine, Leïla Slimani est née en 1981 à Rabat d’une mère mi-alsacienne, mi-algérienne et d’un père marocain, des parents "très libres" à qui elle dédie le livre. "Mes parents étaient amoureux des livres et ils nous ont élevés de manière assez marginale en considérant que la liberté et la subversion étaient incontournables", témoigne-t-elle. En sortant du lycée français de Rabat, elle part en France et entre à Sciences Po Paris puis à l’ESCP, section média. Diplômée, elle est embauchée au journal "Jeune Afrique" où elle passe cinq ans. Mais "la vie dans une rédaction, c’est pas [s]on truc", admet-elle, dans un sourire. Elle démissionne pour se consacrer à l’écriture. Après un premier roman autobiographique resté au fond d’un tiroir - "dans l’écriture, il faut savoir jeter", confie-t-elle - c’est l’affaire DSK en 2011 qui lui donne l’idée de son roman. Elle allaite son fils, né de son mariage avec un banquier français, en regardant la télévision.
"La noirceur humaine me fascine"
"Je regardais ces images d’un homme défait, blafard. J’ai été interpellé par le fait qu’un homme qui a la maîtrise de sa vie et qui est arrivé si haut soit capable de tout perdre pour une affaire de sexe", explique-t-elle. Rapidement, l’idée de traiter le personnage au féminin s’impose à elle. "J’aime les femmes anti-héros. Je voulais sortir des personnages de mère courage. Ce sont les personnages féminins négatifs qui m’intéressent ", poursuit-elle.
Leïla Slimani se replonge dans la lecture de Madame Bovary, d’Anna Karénine et de ces femmes qui tentent "d’échapper à leur vie". Peu à peu, le personnage d’Adèle Robinson se dessine : "Pendant l’écriture du roman, je l’observais, je la laissais vivre. C’est d’ailleurs ce que m’a conseillé mon éditeur [Jean-Marie Laclavetine, ndlr] : de regarder Adèle et d’écrire ce qu’elle fait, pas ce qu’elle pense", explique Leïla Slimani, qui a voulu éviter l’écueil du roman psychologique.
"La noirceur humaine me fascine, je trouve ça vertigineux. Et il y a peu de personnages féminins qui sont explorée sous cet angle". Elle s’y est attelée et poursuit son exploration des vicissitudes féminines. La douce Leïla confie avoir entamé l’écriture d’un nouveau roman. "Là, c’est encore pire, je ne sais même pas comment je vais atteindre la noirceur de cet être", se demande-t-elle dans un éclat de rire solaire. Ça promet.
"Un sujet gonflé", comme l’a noté la romancière Christine Orban en lui remettant, la semaine dernière, le prix littéraire de la Mamounia de Marrakech, au Maroc. Leïla Slimani est la première femme à recevoir ce prix décerné pour la sixième année à un auteur marocain d’expression française. Le jury a tenu à l’unanimité à récompenser Leïla Slimani "pour son audace à aborder un sujet peu traité, qui plus est par une femme musulmane et écrit d’une façon brillante, avec beaucoup de psychologie", a ajouté la présidente du jury.
>> À revoir sur France : Leila Slimani et Laure Protat, pépites de la rentrée littéraire (2014)
"Femme musulmane", ce n’est pas ainsi que se définirait la jeune femme qui se dirait plutôt parisienne et surtout non religieuse. Mais pour celle qui est née et a grandi à Rabat, "que je le veuille au non, ‘femme’ et ‘musulmane’, c’est ce que je suis au Maroc. Alors quand j’écris ce que je pense de la sexualité dans un pays où l’homosexualité et la sexualité hors mariage sont interdites, cela m’engage. Quelque part, je prends des risques", admet Leïla Slimani.
Accroc au sexe comme un toxico au crack
D’autant que "Dans le jardin de l’ogre" n’a rien du roman de gare romantico-érotique. La sexualité évoquée par Leïla Slimani est sale, triste, douloureuse. Son personnage, Adèle Robinson, est dépendant du sexe, nympho comme les toxicos sont accros à leur pipe de crack. Adèle se morfond dans sa vie bourgeoise, le quotidien l’ennuie, le futur l’angoisse. Alors pour oublier son existence, elle baise avec n’importe qui, n’importe où, sans chercher ni plaisir, ni tendresse. À peine son mari gastro-entérologue parti travailler, cette journaliste spécialiste de politique internationale ouvre la porte de sa deuxième vie et cherche avec des hommes de passage, connus ou pas, "ce sentiment magique de toucher du doigt le vil et l’obscène, la perversion bourgeoise et la misère humaine".
"Adèle ne peut plus penser qu’à ça. Elle se lève, boit un café très fort dans la maison endormie. Debout dans la cuisine, elle se balance d’un pied sur l’autre. Elle fume une cigarette. Sous la douche elle a envie de se griffer, de se déchirer le corps en deux. Elle cogne son front contre le mur. Elle veut qu’on la saisisse, qu’on lui brise le crâne contre la vitre. (…) Elle ne voudrait n’être qu’un objet au milieu d’une horde, être sucée, dévorée, avalée toute entière. Qu’on lui pince les seins, qu’on lui morde le ventre. Elle veut être une poupée dans le jardin d’un ogre", peut-on lire dès le second paragraphe du roman.
>> À lire sur France 24 : "Much Loved" : l'anti "Pretty Woman" que le Maroc ne veut pas voir
Le choix du jury de la Mamounia est audacieux. Surtout quand l’on sait que quelques mois plus tôt "Much Loved", le film de Nabil Ayouch sur des prostituées de Marrakech, était interdit de projection dans le pays car "il comporte un outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine", selon les autorités de Rabat. "Dans le jardin de l’ogre" a non seulement échappé à la censure mais il a reçu un accueil très favorable du public marocain. "Quand j’ai présenté le livre, les gens étaient très ouverts, très curieux. Les Marocains sont friands de débats et ils en ont marre de l’hypocrisie et de la chape de plomb qui pèse sur certains sujets, notamment la sexualité", explique Leïla Slimani.
"Ce n’est pas parce qu’on est maghrébin qu’il faut écrire sur les dunes et les chameaux"
Elle admet néanmoins que "les choses auraient été bien plus compliquées si [s]on personnage avait été Marocain ou installé au Maroc. Les autorités de Rabat estiment que si on met en scène un personnage marocain, même dans une œuvre de fiction, on est responsable de l’image de la femme marocaine". Ce n’est pourtant pas tant pour échapper à la censure que Leïla Slimani n’a pas campé un personnage marocain que pour tendre à une "forme d’universalité" et déjouer ce qu’on pouvait attendre d’elle en France : "Quand une jeune maghrébine publie un premier roman, il faut que ce soit sur l’Islam, l’identité, le Maghreb, l’immigration, etc. Je voulais aussi dire qu’un Maghrébin en France a accès à l’universalité et n’est pas obligé de parler des dunes, des chameaux et des mosquées !", tranche l’auteur qui abhorre la sempiternelle question de l’identité à laquelle on veut toujours la ramener.
Franco-marocaine, Leïla Slimani est née en 1981 à Rabat d’une mère mi-alsacienne, mi-algérienne et d’un père marocain, des parents "très libres" à qui elle dédie le livre. "Mes parents étaient amoureux des livres et ils nous ont élevés de manière assez marginale en considérant que la liberté et la subversion étaient incontournables", témoigne-t-elle. En sortant du lycée français de Rabat, elle part en France et entre à Sciences Po Paris puis à l’ESCP, section média. Diplômée, elle est embauchée au journal "Jeune Afrique" où elle passe cinq ans. Mais "la vie dans une rédaction, c’est pas [s]on truc", admet-elle, dans un sourire. Elle démissionne pour se consacrer à l’écriture. Après un premier roman autobiographique resté au fond d’un tiroir - "dans l’écriture, il faut savoir jeter", confie-t-elle - c’est l’affaire DSK en 2011 qui lui donne l’idée de son roman. Elle allaite son fils, né de son mariage avec un banquier français, en regardant la télévision.
"La noirceur humaine me fascine"
"Je regardais ces images d’un homme défait, blafard. J’ai été interpellé par le fait qu’un homme qui a la maîtrise de sa vie et qui est arrivé si haut soit capable de tout perdre pour une affaire de sexe", explique-t-elle. Rapidement, l’idée de traiter le personnage au féminin s’impose à elle. "J’aime les femmes anti-héros. Je voulais sortir des personnages de mère courage. Ce sont les personnages féminins négatifs qui m’intéressent ", poursuit-elle.
Leïla Slimani se replonge dans la lecture de Madame Bovary, d’Anna Karénine et de ces femmes qui tentent "d’échapper à leur vie". Peu à peu, le personnage d’Adèle Robinson se dessine : "Pendant l’écriture du roman, je l’observais, je la laissais vivre. C’est d’ailleurs ce que m’a conseillé mon éditeur [Jean-Marie Laclavetine, ndlr] : de regarder Adèle et d’écrire ce qu’elle fait, pas ce qu’elle pense", explique Leïla Slimani, qui a voulu éviter l’écueil du roman psychologique.
"La noirceur humaine me fascine, je trouve ça vertigineux. Et il y a peu de personnages féminins qui sont explorée sous cet angle". Elle s’y est attelée et poursuit son exploration des vicissitudes féminines. La douce Leïla confie avoir entamé l’écriture d’un nouveau roman. "Là, c’est encore pire, je ne sais même pas comment je vais atteindre la noirceur de cet être", se demande-t-elle dans un éclat de rire solaire. Ça promet.