"A Guantanamo, j'étais devenu aussi inhumain que ceux que je poursuivais"
Le Monde.fr/Propos recueillis par Philippe Bolopion
Darrel Vandeveld, dans quel état d'esprit êtes-vous arrivé lorsque vous avez été nommé, en mai 2007, procureur auprès des commissions militaires chargées de juger les prisonniers de Guantanamo ?
Pourquoi avez-vous rejoint l'armée ?
Je me suis engagé en 1980, en hommage à mon père, un ancien de la guerre de Corée. Je suis devenu officier de réserve des JAG (judge general advocate), les avocats militaires. Comme beaucoup de patriotes, après les attentats du 11 septembre 2001, j'ai demandé à être mobilisé, pour châtier notre ennemi. Pour moi, c'était les chrétiens contre les musulmans, le bien contre le mal, et nous étions le bien. Mes vues ont changé depuis.
Où avez-vous été déployé ?
En Bosnie, pour traquer des criminels de guerre, puis à Djibouti et en Irak. Je ne voulais pas y aller, mais nous n'étions qu'une trentaine d'avocats militaires autorisés à manipuler des documents classifiés au plus haut niveau. J'ai vu des gens se faire tuer, des horreurs. Au bout d'un an, j'ai voulu éviter d'y retourner, mais avec honneur. L'idée des commissions militaires a surgi et j'ai été retenu comme procureur.
Quelle était l'ambiance ?
Pour eux, les terroristes, comme ils les appelaient, pouvaient croupir à Guantanamo jusqu'à ce qu'ils meurent de vieillesse.
Quel était votre travail ?
A l'été 2007, j'ai lancé les poursuites contre Mohammed Jawad, un jeune Afghan (mineur au moment des faits) qui avait attaqué des soldats américains sur un marché. Je voulais commencer par une affaire simple, et son dossier n'avait aucune valeur en terme de renseignement. La CIA ne l'avait pas interrogé.
Quand avez-vous commencé à douter ?
Je ne me suis pas réveillé un jour en réalisant que j'étais devenu aussi inhumain que ceux que je poursuivais. Mais j'avais cinq autres dossiers, ceux-là ayant un intérêt pour le renseignement. Je ne peux pas en parler, mais ces affaires, et des preuves que j'ai découvertes dans le cas de Jawad, et qui minimisaient sa culpabilité, m'ont fait prendre conscience que la justice ne pouvait pas être rendue, sinon au détriment de mon sens personnel de l'éthique et à travers la perversion de notre système judiciaire et de notre Constitution.
Pourquoi un tel revirement personnel ?
J'ai fini par me rappeler ma foi chrétienne, qui m'enseigne de ne pas considérer les autres comme des objets. C'est très personnel, mais en revisitant les enseignements du Christ, j'ai pris conscience qu'ils étaient en contradiction avec ce que je faisais à Guantanamo - cet ignoble, déshonorant combat pour châtier notre ennemi. Nietzsche disait que toute personne qui combat un monstre doit prendre garde de ne pas en devenir un. Je devenais un monstre nietzschéen. Par chance, je me suis écarté de cette voie.
Quel a été le tournant dans votre réflexion ?
Dans le bureau d'un confrère, j'ai feuilleté par hasard un dossier sur le meurtre de Dilawar, un chauffeur de taxi afghan battu à mort sur la base américaine de Bagram en Afghanistan. Et que vois-je ? Un témoignage de Jawad, qui explique comment, à Bagram, il avait été torturé, encagoulé, jeté au sol, frappé. Il l'avait dit devant la cour, mais je pensais que c'était des foutaises, qu'on ne faisait pas ça. Là, j'ai commencé à avoir des doutes sérieux. Il avait été témoin de la brutalité contre Dilawar, un type de 40 kg, passé à tabac par ses gardiens alors qu'il était attaché. La pire lâcheté. Cela m'a mis en colère et j'ai cherché d'autres preuves.
Qu'avez-vous découvert ?
Qu'à Guantanamo, Jawad avait été enfermé dans un vestiaire. On l'avait mis dans le programme des "frequent flyers", où on le changeait sans arrêt de cellule pour l'empêcher de dormir afin d'"amollir" les individus pour les interrogatoires. Pourquoi lui ? Il n'était d'aucune valeur pour le renseignement. Je ne voyais pas d'autre raison que le sadisme, la cruauté gratuite. Il a tenté de se suicider.
C'était de la torture ?
Pas selon la définition légale, mais pour tout un chacun, certainement. Mes camarades, en Afghanistan ou en Irak, ne risquaient pas leur vie pour ça. Ce n'est pas l'Amérique. Comme je ne pouvais en parler à personne, j'ai demandé conseil à un prêtre. Sa réponse, qui m'a choqué, a été : "Démissionnez." Pour lui, si je participais, j'étais complice. Il m'a fallu, malgré ça, trop longtemps pour partir. J'étais inquiet pour ma famille. Les gens auxquels je m'opposais ont le pouvoir de vous détruire.
Comment vos supérieurs ont-ils accueilli votre demande de réaffectation ?
Ils m'ont assigné à résidence pendant six semaines, coupé mes communications et désactivé mon téléphone BlackBerry. C'était complètement illégal. Puis ils m'ont envoyé pour une évaluation psychiatrique, qui a révélé en dix minutes que je n'avais aucun problème. Dans l'histoire, il est courant pour les dissidents d'être accusés d'être fous...
Quelles sont vos opinions politiques ?
J'ai toujours été démocrate. Je déteste Bush et celui que j'appelle le président Cheney. Si ces imbéciles avaient décidé de détruire l'Amérique, ils ne s'y seraient pas pris autrement. Je peux le dire, maintenant que je suis un civil. Dans l'armée, j'aurais pu être poursuivi.
Barack Obama a promis de fermer Guantanamo. Mais comment faire ?
Des gens de la future administration m'ont dit que les commissions militaires allaient être suspendues. Sur les 200 détenus qu'il reste, la moitié ne sont plus une menace. L'Union européenne et d'autres pays vont nous aider à réinstaller ces personnes, qui pourraient facilement être surveillées. Les autres devraient être jugées aux Etats-Unis par des tribunaux ordinaires. Les preuves obtenues sous la torture ne peuvent pas être utilisées, mais il y a suffisamment de renseignement.
Comment l'histoire jugera-t-elle Guantanamo ?
Comme une descente dans une des pires périodes de notre histoire, où nous avons abandonné nos valeurs, et où nous nous sommes abaissés au niveau de ceux que nous combattions. Je crois dans la bonté fondamentale du peuple américain. Au bout du compte, nous surmonterons cela.
Que faites-vous aujourd'hui ?
Je suis revenu au bureau du procureur général de Pennsylvanie, en charge de la protection des consommateurs. J'ai été accueilli à bras ouverts par Erié, cette petite ville oubliée par le temps. Je n'ai jamais été aussi heureux, sauf qu'il reste des problèmes sérieux à Guantanamo. Si je le peux, j'aiderais. Mais ceci est sans doute ma dernière interview. J'ai dit tout ce que je pouvais dire.