Dix ans après la mort de Michel Petrucciani, musicien

Le Monde.fr/Francis Marmande

Le 6 janvier 1999, Michel Petrucciani, pianiste né à Orange le 28 décembre 1962, meurt à New York, à l'âge de 36 ans. Célébré des deux côtés de l'Atlantique, il était atteint d'une grave maladie osseuse qui ne l'avait pas frappé de nanisme, mais d'ostéogenèse imparfaite.

Dix ans après la mort de Michel Petrucciani, musicien
Rendre hommage, sous forme épistolaire, à son extraordinaire créativité reste la forme la plus humble d'une analyse du jazz de l'instant : la joie de jouer, la science de la communication dans l'instant. En club, par exemple, le 15 juin 1994, avec l'organiste Eddy Louiss, au Petit Journal Montparnasse, à Paris.

Très cher Michel Petrucciani, c'est si étrange d'écrire à un mort. Ainsi un 6 janvier, vous êtes parti. Vous aviez 36 ans. On ne sait même pas ce qu'est devenu votre piano, votre Steinway de l'Opéra de San Francisco.

En 1983, Frank Cassenti vous avait dédié un film : Lettre à Michel Petrucciani. Votre dernier éditeur, Francis Dreyfus, le réédite en DVD, sous le même coffret rouge et noir que l'intégrale de votre participation à son label. Le gotha du jazz y défile, bien sûr. Mais si l'on veut se faire une idée de la joie de jouer, c'est en duo avec Eddy Louiss (orgue) qu'il faut vous écouter sans fin. La meilleure façon de vous faire cette petite bafouille, c'est d'écouter en boucle votre So What avec Eddy Louiss. Parce que "j'y étais" ? Non, tout de même pas.

Derrière vous, donc, à vos côtés, Eddy Louiss. Eddy Louiss qui ferait swinguer une portière de Twingo. Eddy avec son art du tenu des notes, son génie des mobilités qui le change, au pédalier de l'orgue, en plus grand bassiste du monde. Ça bouge, ça groove et ça déboule : ni basse continue, ni basse ambulante, ni basse assommante. Non, gambade, jeu de jambe, jeu d'iambe, jeu de pieds, jeu de vilains. On se ferait damner pour entendre Eddy Louiss. Le public s'est damné.

Je vous aurai tant aimé, Michel Petrucciani. J'aurai tout aimé de vous : votre énergie vitale, vos paris sur la vie, vos histoires drôles d'un mauvais goût parfait, votre goût des excès, votre incroyable séduction en club ou en secret. Un soir de décembre aux Antilles, en 1991, dans une maison de type "colonial", vous improvisez à quatre mains avec Gonzalo Rubalcaba. Puis d'un coup, ce soir-là, hop, ni vu ni connu, vous disparaissez. Vous étiez si petit, notez bien : cela vous était facile. Mais quelques minutes plus tard, sur le balcon de la belle maison qui vous accueillait, à l'occasion du festival Jazz à la Martinique, vous réapparaissez. Les filles les plus belles se relayaient pour vous fêter, vous prendre sur leurs genoux, comme un homme qui n'eût point fait peur.

Vous, avec vos histoires à la noix, l'histoire du pianiste de trente centimètres, l'histoire du hérisson amoureux d'une étoile, vous buviez des coups et les faisiez rire aux éclats. Au fil du temps, j'ai tout aimé de vous, surtout la défiance des vrais spécialistes de la spécialité, que vous suscitiez parfois. Chez des hommes, toujours.

Vous, vous aimiez tellement jouer. Jusqu'à vous en briser les doigts. Oui, vous vous brisiez les doigts en jouant. Mais enfin, tout pianiste qui respecte l'autre devrait avoir la courtoisie de se briser les doigts en jouant. C'est la moindre des choses, non ? So What ? Cher Michel Petrucciani ? Quoi ? Ici ? Par chez nous, quoi de neuf ? Rien, mon ami, rien. Tout vieux. Ils ont définitivement liquidé les guerres. Viré les luttes de classes au vide-ordures. On touche à la perfection du bonheur. La Liberté arpente les quais, bras dessus, bras dessous avec l'Egalité. La Fraternité, n'en disons rien, ça en devient lassant. Quant à votre musique, je n'en finis pas de savoir tous les soirs à quoi elle ne ressemble pas. Mais la mort, elle, elle ressemble à quoi, au juste ?


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