Ecrits sur les murs
Evene.fr/Propos recueillis par Thomas Flamerion
Elle n'en est pas à son coup d'essai, mais Olivia Elkaim publie cette année son premier roman. 'Les Graffitis de Chambord', paru aux éditions Grasset, explore les couloirs de la mémoire et la lutte contre l'oubli dans un récit à trois voix sur fond de sauvegarde du patrimoine culturel.
'Les Graffitis de Chambord' n'est pas votre première publication. L'écriture est-elle fondamentale pour vous ?
J'ai toujours su que je voulais être écrivain, mais ce n'était pas vraiment avouable. Je considère qu'on est écrivain quand on va d'un bout à l'autre d'un roman, que celui-ci est publié et lu par des lecteurs. Il y a eu deux voies dans ma vie. La voie littéraire, par laquelle j'ai exploré l'écriture, et la voie journalistique, car il se trouve que je suis également passionnée par le journalisme. J'ai d'abord travaillé à Marianne, puis à Capital et maintenant à VSD, où je suis chef des informations. Parallèlement, j'ai écrit un essai, 'Amazones ou princesses ?', qui parle des malheurs de la trentenaire de nos jours. J'ai aussi publié trois nouvelles. Deux dans la revue Remix et une autre, 'Chair de femmes', dans un recueil de nouvelles inédit, '11 femmes', que j'ai piloté pour J'ai lu.
Que sont les graffitis de Chambord ?
Les graffitis de Chambord sont multiples… Ce sont les inscriptions qui ont été laissées depuis le XVIe siècle par des gens de passage au château. Des valets, des acteurs, des soubrettes, des comtes, des ouvriers… Ce sont ensuite des mots d'amour que s'écrivent les personnages Dora et Isaac. Et ce sont également des inscriptions que laisse le groupe de résistants, des citations d'oeuvres célèbres qu'ils ont aimées et qu'ils veulent graver dans la pierre de peur qu'elles ne disparaissent à tout jamais avec la barbarie de la guerre. Et puis 'Les Graffitis de Chambord', c'est mon livre.
La mémoire est un thème majeur de la littérature. Comment choisit-on d'aborder un sujet si répandu ?
Quand on écrit, on s'aperçoit vite que tout a déjà été écrit, sur tout. Des histoires d'amour, 'Roméo et Juliette', ou, sur la mémoire, 'Le Livre du rire et de l'oubli' de Milan Kundera... A partir de là, soit je n'écrivais pas, soit j'acceptais que la littérature soit un palimpseste et qu'on écrive toujours sur ce que d'autres ont déjà écrit. La mémoire est un thème extrêmement exploré depuis toujours. C'est aussi un thème dont l'enjeu est très particulier au XXe siècle, qui compte différents génocides et la tragédie juive d'Europe centrale. Je m'inscris dans une lignée d'écrivains qui parlent de la mémoire parce que cette thématique s'est imposée à moi.
Vous avez une manière très visuelle de traiter la mémoire, jusque dans la structure de votre récit, mais aussi dans les mots, les phrases qui se répètent…
J'ai beaucoup de mal à écrire de manière linéaire. Ce roman s'articule en trois parties, qui correspondent aux destins de trois hommes à des époques successives. Là aussi, cette construction s'est imposée à moi. Cette manière d'aborder la même histoire sous différents points de vue, presque polyphonique, me passionne depuis toujours. Dans ce roman, le style et la thématique se corroborent mutuellement.
On a le sentiment que cette transmission de la mémoire d'une génération à l'autre est extrêmement difficile…
Une question essentielle sous-tend mon texte : "Peut-on devenir un homme quand on n'a pas de mémoire ?" Personnellement je ne le crois pas. C'est un avis que je donne au travers de mon livre. Je pense qu'on devient un homme lorsqu'on peut se construire sur une mémoire et qu'on la cultive. Trevor, le petit-fils, a une vie sans écriture, austère, ce qui s'illustre par exemple par une absence totale de décoration dans son appartement. Il répond à ma question de départ : il n'est pas un homme, parce que son père, Simon, ne lui a rien transmis. C'est un personnage ambigu, parce qu'il écrit, ce qui constitue un moyen de laisser une trace, et que malgré cela il n'arrive pas à parler à son fils, à lui expliquer ce qui s'est passé avant. Ce qui est terrible pour Trevor, c'est qu'il ne sache pas qui étaient ses grands-parents, ses oncles et tantes, ses cousins. Il ne sait absolument rien de la vie d'avant. Sarah, sa mère, est moins dans l'ambiguïté que Simon. A certains moments, des traces du passé resurgissent et lui font mal, mais elle reste murée dans son silence.
Le rapport à la mémoire est-il différent selon qu'on écrit un roman sur un sujet d'actualité ou plus éloigné dans le temps ?
Ce qui compte le plus, c'est de voir à quoi s'intéressent les romanciers, ce qui stimule leur imagination. Dans ce cas, pour moi, il s'agit de faits qui se sont déroulés il y a soixante ans. D'un point de vue romanesque, je préférais avoir un certain recul historique. Mais c'est surtout une question de personne et de parti pris. Par exemple, 'Extrêmement fort et incroyablement près' de Jonathan Safran Foer est un roman magistral, magnifique, qui s'inspire d'événements récents puisqu'il parle du 11 Septembre.
Est-ce que la place centrale donnée au livre et à l'écriture dans votre roman témoigne de votre propre besoin d'écrire ?
Au moment où j'écrivais, je ne m'en rendais pas compte, mais en effet, l'écriture est presque un personnage à part entière dans le texte. Je me demande comment vivent les gens qui n'écrivent pas. Je suis d'origine juive, et je pense que pour un juif l'écriture est fondamentale. On dit d'ailleurs que le judaïsme est la religion du texte, du livre. C'est ce dont je parle à la fin, quand je dis que, finalement, le 613e commandement de la Torah est d'écrire un livre. Et par ce roman, je réponds à ce commandement.
L'histoire du groupe de résistants juifs et celle du rapatriement des oeuvres du Louvre à Chambord sont-elles avérées ?
C'est amusant de constater que tous les lecteurs de ce livre me posent la question de la véracité des faits. C'est tout à fait juste, et historique, que la plupart des oeuvres d'art des musées nationaux de Paris ont été transportées à Chambord au début de la guerre, afin de les protéger d'éventuels bombardements. 'La Vénus de Milo', 'La Joconde' et 'La Victoire de Samothrace' ont bien séjourné à Chambord, comme beaucoup d'autres oeuvres majeures. Pour ce qui est du groupe de résistants que je décris dans le livre, il est absolument inventé. En tant que romancière, je me suis interrogée sur ma légitimité à investir cette partie de l'histoire de France et de la mémoire juive d'un point de vue romanesque. Je m'en suis sortie en me disant que, par le romanesque, on peut atteindre une forme de vérité.