États-Unis : Internet fait dérailler la justice
courrierinternational.com/John Schwartz
De plus en plus de jurés utilisent le Net pour des recherches sur des affaires en cours de jugement ou pour communiquer pendant les audiences. De quoi annuler certains procès.
Début mars, Stoam Holdings, une entreprise de matériaux de construction, a demandé à un tribunal de l'Arkansas de revenir sur le jugement qui la condamnait à verser 12,6 millions de dollars en déclarant qu'un des jurés avait posté, pendant les débats, des commentaires sur le procès sur Twitter [voir CI n° 959, du 12 mars 2009]. Le 16 mars, les avocats de Vincent J. Fumo, un ancien membre du sénat de l'Etat de Pennsylvanie jugé pour corruption devant un tribunal fédéral, ont exigé une annulation du procès avant le verdict parce qu'un juré postait des commentaires sur les débats sur Twitter et Facebook. L'intéressé avait même déclaré sur internet qu'il aurait "une grande nouvelle à annoncer" le 18 mars. Le juge a tout de même ordonné la poursuite des débats et le jury a déclaré M. Fumo coupable. La défense compte aujourd'hui invoquer ces communications sur Internet pour faire appel.
Les jurés ne sont pas censés rechercher des informations hors de la salle d'audience. Ils doivent parvenir à un verdict en se fondant uniquement sur les faits considérés comme recevables par le juge et ne sont pas censés prendre en compte les preuves qui ont été exclues car considérées comme préjudiciables. Or ils peuvent aujourd'hui chercher le nom d'un défendeur sur la Toile ou examiner un carrefour grâce à des sites comme Google Maps avec leur téléphone portable, ce qui viole les règles complexes de l'administration de la preuve. En outre, ils peuvent également raconter à leurs amis ce qui se passe dans la salle des jurés alors qu'ils sont censés garder leur opinion et les délibérations secrètes.
Un juré peut découvrir beaucoup d'informations relatives à une affaire pendant qu'il fait une pause pour déjeuner ou aller aux toilettes. Wikipedia lui expliquera la technique qui soutend une demande de brevet ou une pathologie, Google Maps lui indiquera combien de temps il faut pour se rendre du point A au point B en voiture et les sites d'information peuvent parler de l'accusé, de ses avocats ou des experts appelés à témoigner devant le tribunal. "C'est vraiment impossible à contrôler", confie Douglas L. Keene, qui préside l'American Society of Trial Consultants, un cabinet de consultants juridiques.
Le danger de la Toile
Il y a longtemps que les juges ont amendé leurs avertissements habituels sur la recherche d'informations pendant les procès pour y inclure les recherches sur Internet. Mais maintenant que les jurés peuvent accéder à la Toile à partir d'un simple téléphone portable, le risque est plus immédiat – et instinctif. Les avocats étudient désormais les blogs et les sites Internet des jurés pressentis. Les jurés pensent peut-être contribuer à l'administration de la justice en creusant une affaire plus avant, indique M. Keene, "il y a des gens qui pensent qu'ils ne peuvent pas servir la justice s'ils ne trouvent pas la réponse à certaines questions". Or les règles de l'administration de la preuve, qui se sont développées au cours de siècles de jurisprudence, sont là pour faire en sorte que les éléments présentés au jury aient été étudiés et débattus par les deux parties, explique Olin Guy Wellborn III, professeur de droit à l'université du Texas, "c'est justement ce qui est formidable dans le système accusatoire. On perd tout cela si les jurés prennent eux-mêmes les choses en main."
Il n'existe pas encore de statistiques officielles des procès perturbés par les recherches sur Internet mais leur nombre va sûrement augmenter avec la généralisation des téléphones portables munis d'un accès à Internet. Certains tribunaux commencent à interdire aux jurés d'utiliser leur téléphone portable à l'intérieur du palais de justice, d'autres vont jusqu'à confisquer les appareils pendant la journée, mais ce n'est pas la majorité, confie M. Keene. Et il n'est pas interdit d'utiliser son ordinateur à la maison, sauf si le jury est tenu à l'isolement.
Et les informations qui sortent du box des jurés peuvent être tout aussi gênantes que celles qui y entrent : les jurés qui ont l'habitude de poster sur la Toile des commentaires réguliers sur leur vie quotidienne ou sur leurs pensées risquent de se trouver en conflit avec la loi.
Dans l'affaire de l'Arkansas, l'entreprise Stoam Holding déclare qu'un juré nommé Johnathan Powell a envoyé des messages sur Twitter pendant le procès. On pouvait y lire entre autres : "Oh, et n'achetez pas Stoam [le produit commercialisé par l'entreprise]. Ils sont mal partis et ils vont probablement cesser d'exister maintenant que leur portefeuille a été allégé de 12 millions de dollars" et "Alors Johnathan, qu'est-ce que tu as fait aujourd'hui ? Oh rien, j'ai juste claqué 12 MILLIONS DE DOLLARS qui étaient à quelqu'un d'autre." M. Powell, 29 ans, gérant d'un laboratoire photo dans un supermarché Wal-Mart de Fayetteville, dans l'Arkansas, souligne pour sa part qu'il n'a envoyé aucun message substantiel sur l'affaire avant l'adoption du jugement et qu'il était alors libéré de l'obligation de ne rien dire sur l'affaire. "C'était fini quand j'ai commencé à parler du procès. Ils peuvent toujours venir vérifier mes relevés téléphoniques."