Films, expos...la culture ne connaît pas la crise
Le Monde.fr/Clarisse Fabre, Nathaniel Herzberg et Marie-Aude
La culture affiche une santé insolente. Malgré la crise, le public est au rendez-vous. A tous les rendez-vous : les salles de cinéma ou de théâtre sont pleines, des concerts refusent du monde, les festivals ne désemplissent pas, des musées affichent des chiffres record.
Courir à une exposition ou assister à un spectacle de danse serait-il le meilleur antidote contre la morosité, une "valeur refuge", comme le suggèrent des experts du ministère de la culture ? Un exemple : les Français se sont rués sur les livres en décembre 2008 - notamment la trilogie Millénium, de Stieg Larsson (Actes Sud), ce qui permet à l'édition de bien terminer une année qui avait mal commencé.
On manque de recul pour savoir si cette très bonne santé sera durable. Mais les chiffres sont là. Le cinéma, baromètre des sorties culturelles des Français, a donné le ton. Le 7 janvier, le Centre national de la cinématographie (CNC) annonçait en fanfare une augmentation de la fréquentation en salles de 6,2 % par rapport à 2007, soit 188,8 millions d'entrées. Et le dernier trimestre 2008 fut excellent. Les 195 millions de spectateurs de 2004 ne sont pas atteints, certes, mais la moyenne des dix derniers exercices - 179 millions - est nettement dépassée. Dans quelques jours, le CNC devrait dévoiler une autre bonne nouvelle : jamais les films français ne se sont aussi bien vendus à l'étranger qu'en 2008.
Les musées ? Ils n'ont jamais été aussi visités. Quelques gros établissements parisiens ont même publié des communiqués triomphants : 8,5 millions de visiteurs en 2008 au Louvre, soit 200 000 entrées de plus que l'année précédente. Et surtout "une hausse de 67 % depuis 2001". Le Centre Pompidou affiche les chiffres "les plus élevés" depuis les travaux de rénovation du mammouth coloré, en 2000 : 2,75 millions de visiteurs dans les expositions temporaires et les collections permanentes, soit une hausse de 6,3 % par rapport à 2007. Versailles aussi a réalisé une année record, avec une fréquentation dopée par l'exposition Jeff Koons.
Seul le Musée d'Orsay fait un peu exception, avec une baisse de 4,4 % de fréquentation (3,25 millions de visiteurs en 2008), mais le nombre de billets vendus a augmenté dans ce musée de 15 % depuis le mois d'octobre, au moment même où le pays était gagné par les difficultés économiques. Cela visiblement grâce au succès des expositions Pastel (250 000 visiteurs) et Picasso-Manet (437 800). Les gros établissements parisiens ne sont pas seuls à la fête. Des musées plus modestes, partout sur le territoire, affichent un bel exercice 2008. Les chiffres ne sont pas définitifs, mais la direction des musées de France (DMF) au ministère de la culture pronostique une croissance des entrées de l'ordre de 2 % à 3 % pour la trentaine de musées nationaux.
La DMF s'attend à retrouver le même schéma dans les 1 200 musées du territoire : un très bon premier semestre, un été décevant, mais une belle embellie à l'automne. Le plafond de 52 millions d'entrées, atteint en 2007, devrait donc être battu. Le ministère de la culture cite le "record" du Musée d'Aquitaine, à Bordeaux (176 000 visiteurs), ou celui du Musée Fabre, à Montpellier, qui vient d'être rénové et a franchi la barre des 300 000 billets.
Marie-Christine Labourdette, directrice des musées de France, en est persuadée : "La crise incite les gens à se tourner vers des lieux préservés. Le monde change, l'avenir inquiète ? L'intangibilité des oeuvres d'art et la stabilité des musées rassurent." Des économistes de la culture constatent en effet qu'en période de crise, les ménages sacrifient des grosses dépenses, mais pas les sorties culturelles bon marché. Et que, après la crise de 1929, les salles de cinéma étaient bondées aux Etats-Unis... Un prix d'entrée abordable n'explique pas tout. Sinon comment interpréter l'affluence dans les opéras et dans certains concerts de musiques actuelles, plutôt coûteux, entre 50 euros et 100 euros, voire largement au-dessus ?
L'opéra ne s'est jamais aussi bien porté, à écouter la directrice de l'association Réunion des Opéras de France, Laurence Lamberger-Cohen. "Pour les grands titres, le remplissage atteint 100 %. A Angers-Nantes-Opéra, ils n'ont jamais eu autant de monde et ils sont inquiets de ne pouvoir répondre à la demande, observe-t-elle, Tosca, à Bordeaux, est quasiment complet, comme Siegfried, à Strasbourg, Carmen, Faust et Salomé, à Toulouse." Laurence Lamberger-Cohen ajoute un bémol : "Nous vivons sur les abonnements pris en septembre 2008, avant la crise. L'épreuve de vérité sera au printemps", au moment où sortiront les brochures de la saison 2009-2010.
Le rock ou la chanson ne sont pas en reste. Un bon indice est le montant de la taxe perçue par le Centre national des variétés sur le prix des billets de concert : il devrait correspondre aux 7,5 millions d'euros perçus en 2007. On note bien quelques notes dissonantes. "La fréquentation de la Salle Pleyel a un peu flanché avec la crise, surtout les places les plus chères. En revanche, la Cité de la musique n'a pas subi de recul", constate Laurent Bayle, qui dirige les deux établissements parisiens. Pour le théâtre, une fracture semble se dessiner. Pour Georges-François Hirsch, responsable du secteur au ministère de la culture, "les théâtres publics semblent à l'abri", alors que les salles privées ont "connu une baisse de 4 % en 2008, particulièrement en octobre et en novembre".
Il est vrai que les tickets sont beaucoup moins chers dans les théâtres publics - subventionnés par l'Etat ou les collectivités locales - que dans les théâtres privés. "Les premiers, ajoute Georges-François Hirsch, tiennent aussi le choc grâce à leur politique d'abonnement." Les spectateurs réservent plusieurs pièces en début de saison et bénéficient de tarifs préférentiels. Emmanuel Négrier, chercheur au CNRS et analyste des politiques culturelles, fait l'hypothèse que, dans le théâtre public, il pourrait y avoir un abonnement militant. "Les budgets régressent, la culture comme symbole paraît menacée, et, par solidarité, des spectateurs s'abonnent." Il ajoute : "Le public abonné a peut-être aussi un pouvoir d'achat qui l'écarte de la crise."
Ainsi, au Théâtre des Amandiers, à Nanterre, "le public augmente depuis quatre ans", le taux de remplissage reste au beau fixe, et "atteint même 100 % pour la pièce Le Silence des communistes". "On n'a jamais eu autant d'abonnés", se réjouit de son côté Alain Herzog, administrateur du Théâtre de la Colline, à Paris, l'un des six théâtres nationaux. Les responsables de musées, théâtres, opéras, salles de spectacles bénéficiant d'aides publiques restent prudents pour trois raisons. Certains, surtout les gros musées, sont fortement tributaires de la venue de touristes étrangers. Que vont faire les Américains ou les Japonais, frappés par la crise ? Ensuite, les subventions sont à la baisse. Ce qui induit une réduction de l'offre - de spectacles à l'affiche, par exemple -, et donc du public.
Dernière crainte : le reflux du mécénat, en raison de la crise économique. Il est déjà perceptible dans plusieurs gros musées. Nombre de festivals aidés par des marques, note Emmanuel Négrier, pourraient également déchanter à l'horizon 2010, alors que leur fréquentation reste stable ou augmente. "Peut-être, à Avignon ou ailleurs, suggère Emmanuel Négrier, le festivalier a-t-il réduit ses dépenses pour faire face à la baisse du pouvoir d'achat, mais la culture demeure une pratique sociale, un moment de partage."