Hollman Morris, "témoin indésirable" de la guerre en Colombie

courrierinternational.com/Propos recueillis par Margaux Revo

Pour le documentaire Témoin indésirable, le réalisateur Juan José Lozano a suivi pendant plusieurs semaines le travail du journaliste colombien Hollman Morris. Ce dernier est le seul à filmer dans ces régions, prises en étau entre la guérilla et les paramilitaires.

Hollman Morris,
Courrier international les a rencontrés à l'occasion de la sortie du film sur les écrans français, le mercredi 15 avril.
Comment avez-vous choisi de passer par le témoignage d'un homme, d'un journaliste pour parler de la Colombie ?
JUAN JOSÉ LOZANO : On se connaît depuis une vingtaine d'années avec Hollman, moi je suis parti de Colombie il y a huit ans. On s'est retrouvés en 2005, quand je faisais un film sur un village de paysans en Colombie, et que j'avais besoin d'images d'archives sur les exactions commises là-bas. Hollman était le seul à en avoir. Un peu plus tard, il m'a recontacté, et m'a dit que son émission était menacée de s'arrêter. J'ai alors décidé de faire un film sur lui. Tout était là pour faire une fiction : un regard dramatique sur la vie d'un homme plein de contradictions.
Hollman Morris, comment avez-vous vécu cette situation d'être le personnage principal de ce documentaire ? Avez-vous eu des surprises une fois le film monté ?
HOLLMAN MORRIS : Quand le tournage a commencé à Madrid, j'ai dit à Juan : "Je suis un homme avec quelques qualités, et beaucoup de défauts. Cela m'intéresse qu'on le voie aussi dans le film." Je ne veux pas tomber dans l'image du héros, dans l'image du journaliste uniquement. Je suis un être humain comme tous les autres. Il fallait que ça se voie dans le film. Par ailleurs, c'est aussi une question de respect de laisser à Juan la responsabilité de choisir ce qu'il va filmer. La scène qui m'a marquée, c'est la discussion avec ma femme Patricia [au téléphone]. Je pensais que la conversation téléphonique ne serait pas sous-titrée. Quand j'ai vu ça, je me suis dit "merde", mais ce sont justement ces choses-là qui rapprochent le spectateur du personnage.
J.J. LOZANO : J'ai une anecdote à ce propos. Au début, je ne pensais pas laisser cette scène, ça me faisait peur, mais la monteuse (qui est aussi ma femme) a insisté pour qu'on la laisse. Quand je suis allé à Bogotá et qu'on a vu le film ensemble, j'avais peur de la réaction de Hollman et surtout de celle de Patricia. Si Patricia a été d'accord pour que la scène soit gardée, c'est parce qu'elle lui semblait révélatrice de la manière de vivre une situation de menace au quotidien.
Pouvez-vous nous raconter les conditions de tournage ? Quels sont les moyens techniques que vous avez utilisés ?
J.J. LOZANO : Nous étions cinq : trois personnes de mon équipe, Hollman et son cameraman. Le tournage a duré dix semaines, réparties sur quatre mois. C'est évidemment plus difficile de tourner quand on est nombreux. Nous perdions souvent complètement le contrôle. Dans des situations compliquées dans la jungle, c'était Hollman qui nous disait ce qu'il était possible de faire, en fonction d'un protocole de sécurité très précis. Prendre des routes où tu peux tomber n'importe où sur des groupes d'hommes armés, c'est un sentiment très fort. Dans le Sud, nous savions qu'il y avait des déplacés. En y allant, nous savions qu'une partie du territoire était minée. C'est ça le quotidien de Hollman, reporter de guerre.
H. MORRIS : Pour moi, c'était comique de voir une équipe de production de cinéma – où tout est calculé à l'avance – en proie à une situation qui change en permanence. Nous nous étions mis d'accord que, dans les zones de conflit, c'était moi qui avais le contrôle. C'est toujours moi qui prends la responsabilité de l'équipe lorsqu'on est face à des hommes armés. Avec les années, on apprend comment se comporter dans de telles situations. Ça fait partie de notre exercice.
Dans cette atmosphère d'autocensure qui règne en Colombie, reste-t-il des journalistes pour vous soutenir ?
H. MORRIS : Si seulement il y avait plus de journalistes qui allaient sur le terrain, dans ce pays en guerre. Dans les années 1990, il y avait un groupe de journalistes exceptionnels. Oui, c'était le temps du journalisme. Le photographe Jesús Abad Colorado, par exemple. Nous parcourions le pays de long en large. Mais ceci est fini, depuis Uribe. Récemment, nous avons assisté à un déplacement de plus de 2 000 personnes... et nous étions les seuls à couvrir l'événement.
J.J. LOZANO : Je suis d'accord avec cette analyse, la caméra de Hollman est la seule à aller sur place. Dans la presse écrite, il y a encore quelques journalistes – souvent des pigistes – qui sont engagés. Mais le type de journalisme que pratique Hollman, proche des gens, est en train de se perdre.
Connaissez-vous l'Audimat réalisé par votre émission Contravía ?
H. MORRIS : Oui, nous pensons qu'il y a eu environ 2 millions de personnes chaque semaine. Mais nous n'en avons jamais été certains. Nous avons un impact sur des secteurs académiques. Et sur les mères de famille aussi, parce que ce sont les mères qui pleurent leurs enfants dans cette guerre.
On trouve des vidéos de Contravía sur YouTube. Quel est votre projet Internet ?
H. MORRIS : Nous sommes une toute petite équipe qui a toutes les casquettes à la fois. Le matin, on trouve des informations, l'après-midi, on traite les menaces de mort, et le soir, on fait du journalisme. Nous nous sommes mis à Internet il y a seulement deux ans, nous rendant compte que nous avions trop négligé cet outil. Les gens, même en dehors de la Colombie, regardent cette émission.
En France, on a une image presque romantique de la violence en Colombie. Nous ne sommes pas habitués à voir cette réalité crue. Nous connaissons la violence urbaine, mais nous ignorons le sort des paysans.
J.J. LOZANO : Pour nous, de l'intérieur, c'est plus difficile de prendre de la distance. Il faut se demander pourquoi en Europe on ne connaît pas ces histoires du monde rural ? La première responsabilité est celle de la Colombie : il n'y a pas de journalistes pour les raconter. L'Europe aussi est responsable, car les journalistes européens ne racontent pas tout non plus. Ils colportent ce que les Français connaissent, comme la violence urbaine ou le cas d'Ingrid Betancourt.
H. MORRIS : La Colombie est un pays de violence et de narcotrafic. J'ai été très critique avec les films colombiens : très peu de films abordent ce type de réalité. Nous avons un cinéma qui parle beaucoup des enlèvements, mais pas de cinéma qui parle des disparus, de la violence rurale. Il existe seulement une fiction colombienne sur les déplacés, La primera noche, mais c'est encore trop peu. Le traumatisme de la Colombie, c'est cette difficulté à raconter. La fiction devrait essayer d'y répondre. Aujourd'hui, c'est ce que prétend un peu faire Contravía, en enregistrant cette violence de la décennie passée pour demain, pour l'Histoire. Ce sont des chapitres que personne n'a fermés, dont personne n'a assumé les responsabilités. L'idée à faire passer, c'est de ne pas répéter l'Histoire.
Lorsque vous arriviez dans les villages, étiez-vous bien accueillis ? Les gens se sentaient-ils soutenus ?
J.J. LOZANO : Je me suis rendu compte que tout le monde a besoin de se livrer. Il y a un besoin de parler, une rage, une conscience très forte que ce qui est arrivé n'est pas normal. Il y a aussi des victimes qui se sentent indignes, qui ont honte que l'on ait tué ou fait disparaître quelqu'un de leur famille, et qui n'osent pas raconter leur histoire. Alors je me dis, putain, toutes ces années de guerre leur ont même enlevé leur dignité, ces gens ne disent rien ou parlent tout bas.
H. MORRIS : Concernant les victimes, je suis un radical. Pendant les dernières décennies en Colombie, on a été trop scrupuleux sur les images qu'on montrait : ne pas montrer trop de sang, de massacres, de personnes décapitées, car cela pouvait déranger le public. Personnellement, je pense que c'est peut-être une partie du problème : on s'est habitués à un récit d'une guerre de fantômes, de gens qui n'ont pas de visage, d'une guerre qui est un massacre mais dont on ne voit pas les traces, le sang, et c'est pour cela qu'on ne se sent pas visés. On montre une guerre aseptisée. Dans Contravía, je veux montrer les visages. Si la personne en est d'accord, elle sait qu'elle court un risque, mais moi aussi j'assume un risque. Parfois, les gens sont tellement las, qu'ils veulent seulement parler, et montrer leur visage. Je suis radical, certes, mais je pense que cela est meilleur pour la société de voir des gens avec un visage et un nom. C'est plus sain pour l'entendement de montrer les vraies choses, ce qui se passe vraiment.
Vous tournez en ce moment un documentaire, Impunity. Vous avez dû l'interrompre à la suite de menaces de mort ?
J.J. LOZANO :C'est un documentaire d'une heure et demi sur les quinze ou vingt dernières années de l'histoire de la Colombie : les crimes des paramilitaires. Depuis 2005, on essaie de juger les crimes qu'ils ont commis, et l'on recherche des preuves en organisant des "commissions d'exhumation". Hollman accompagne ces événements depuis trois ans, et nous avons décidé de faire un documentaire sur ce sujet. Comment la société va-t-elle juger ces crimes, y aura-t-il impunité ? Le tournage a commencé en décembre dernier, et a dû s'arrêter en février, car nous avions beaucoup de pression à ce moment-là, à cause des accusations du président Uribe contre Hollman. Cela fait deux mois que Hollman ne peut pas travailler.


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