"Il est de plus en plus difficile de faire du théâtre à Paris"
Le Monde.fr
Aux Bouffes du Nord, à Paris, a eu lieu, le 20 décembre 2008, la dernière représentation de La Seconde Surprise de l'amour, de Marivaux, dans une mise en scène de Luc Bondy qui a fait un triomphe.
Vous regrettez la décision de Peter Brook. Pourquoi ?
Parce que le Théâtre des Bouffes du Nord est un endroit magnifique pour le théâtre. On a toujours dit qu'il était fait pour des spectacles avec très peu de décors, et qu'il était en quelque sorte imprégné par Peter Brook. Je pense que cela ne veut rien dire du tout. A partir du moment où un espace est vide et où on peut faire du théâtre, ce peut être quelqu'un d'autre que Brook.
Donner les Bouffes du Nord à la musique, c'est choisir la facilité. Surtout dans un moment pauvre pour le paysage parisien du théâtre. Il y a déjà l'histoire de Chaillot qui a été confié à la danse. On a l'impression que le théâtre est en train de devenir une chose même pas secondaire, mais tertiaire. Dans la décision de Peter Brook, il y a une résignation presque shakespearienne, qui va dans ce sens. C'est attristant.
Vous auriez été candidat aux Bouffes du Nord ?
Oui, parce que je veux me renouveler. Je dirige un des plus grands festivals européens, le Festival de Vienne. C'est une structure qui me permet de financer des projets importants. Mais ce qui m'intéresserait vraiment, ce serait de pouvoir réfléchir à un projet sur plusieurs années, lié à un endroit.
On ne vous l'a jamais proposé, en France ?
Non. Pour moi, ce qui est difficile, ici, c'est qu'on me prend toujours pour un Suisse qui vit en Allemagne ou en Autriche et fait de temps en temps une excursion en France. Mais je vis à Paris très souvent, je peux tout aussi bien travailler ici qu'à Vienne ou à Berlin. Et j'aime travailler en France. Le public est plus diversifié qu'en Autriche et en Allemagne, où il y a un système d'abonnement un peu fatigué : les gens aiment beaucoup le théâtre, mais ils l'aiment en bâillant. Et puis, en France, il y a des acteurs merveilleux.
Pourtant, on dit toujours que les acteurs sont meilleurs dans les pays de langue allemande.
Je ne le crois pas. En Allemagne, en Autriche et en Suisse, les acteurs sont engagés dans des troupes. Ils ont peut-être moins peur de jouer que les acteurs français, parce qu'ils ont une sécurité. Mais cette sécurité les rend parfois sûrs d'eux et moins curieux que les acteurs français, qui, eux, s'engagent vraiment dans un projet.
Le grand problème, en France, c'est l'ostracisme entre le théâtre public et le théâtre privé. Il y a des acteurs du privé qu'on rêverait de trouver dans le public. Et inversement. Mais les deux systèmes sont comme des chiens qui aboient l'un sur l'autre. Il est vrai que, quand on voit le prix des places dans le privé, et le public qui peut se le payer, on n'a pas nécessairement envie de travailler là. Mais, sans être populiste, je trouve insupportable l'idée que les gens ne puissent pas s'offrir une bonne pièce de boulevard parce que c'est trop cher.
Le boulevard est une culture dont on peut apprendre beaucoup. Il y a une technique et des auteurs merveilleux. En Angleterre, ils sont capables de prendre une tragédie d'Eschyle et d'en faire une pièce. Il n'y a pas cette séparation entre le pur et l'impur, qui est fausse : une pièce est bonne ou pas. Un des plus grands chefs d'orchestre du monde, pour moi, c'était Bernstein, qui a dirigé les symphonies de Beethoven comme personne et écrit West Side Story. C'est une culture qui manque, aujourd'hui.
Quel regard portez-vous sur le théâtre public français ?
Il y a des gens avec des capacités énormes, mais le niveau est médiocre. D'abord parce que les Français sont très germanophiles, ils pensent que tout ce qui vient d'Allemagne c'est bien, et ils copient beaucoup. Il leur manque d'avoir leur propre orgueil. Il est vrai que, en France, il est plus difficile de faire du théâtre qu'en Allemagne, parce que l'être français est plus extraverti que l'être allemand. Dans les pays d'introversion, le théâtre est un endroit où on se libère. Dans les pays d'extraversion, comme la France et l'Italie, il faut faire plus d'efforts pour trouver un langage.
Après Marivaux, qu'envisagez-vous de créer à Paris ?
Je voudrais faire George Dandin, de Molière. Un Dandin moderne, qui se passerait dans une famille où l'on persécute un beau-fils juif. C'est une idée que j'ai depuis longtemps. Mais les directeurs de théâtre me disent : Dandin, cela ne nous intéresse pas, c'est du vieux théâtre. Il y a même certains directeurs importants qui ont répondu à ma demande en disant : on voudrait que vous fassiez quelque chose de contemporain. C'est-à-dire qu'on me dicte ce que je dois faire, au lieu de me demander ce que je voudrais faire.
Cela devient de plus en plus difficile de faire du théâtre à Paris. Les programmations sont bouclées deux ans à l'avance, et beaucoup de directeurs de théâtre sont des metteurs en scène qui décident eux-mêmes de ce qu'ils veulent. A Berlin, quand j'appelle et dis : je voudrais faire telle mise en scène, à telle époque, tout roule. Ce n'est pas seulement une question d'argent. Cela tient au fait que les hommes de théâtre, à Berlin, sont intéressés par le fait de voir d'autres hommes de théâtre. A Paris, tout est de plus en plus fermé. Je le respecte, parce que c'est comme ça, mais je le regrette.
Propos recueillis par Brigitte Salino