"Katyn" en catimini
Le Monde.fr/Pierre Assouline
Un grand film sur un grand sujet réalisé par un grand cinéaste ne devrait pas passer inaperçu, en principe.
Grand film : il a le souffle de l’épopée, une incontestable puissance d’évocation, et réussit à sacrifier à tous les canons dramaturgiques d’un spectacle populaire sans jamais renoncer à ses exigences historiques ; l’image est de Pawel Edelman, le chef opérateur du Pianiste, la musique de Krzysztof Penderecki et le scénario adapté de Post mortem, le livre d’Andrzej Mularczyk.
Grand sujet qui fut « le » tabou de la Pologne communiste et « le » mensonge de la propagande soviétique : comment en avril 1940 Staline a fait exécuter par sa police secrète près de 22 000 officiers, médecins, personnalités, avocats, professeurs polonais d’une balle dans la nuque à Katyn, près de Smolensk, et dans les alentours d’autres villages de cette forêt russe, afin de décapiter l’armée et l’élite, tout en faisant croire à la culpabilité des Allemands. Une fois découverts, les charniers seront mis à leur actif. Le mensonge aura le vie longue car il était impossible à la Pologne communiste de le remettre en cause, le grand frère y veillait.
Grand cinéaste : Andrzej Wajda, maintes fois gratifié de prix, palmes d’or, Césars et Oscars pour une œuvre riche (Cendres et diamant, La Terre de la grande promesse, L’Homme de marbre, L’Homme de fer, Danton…). Et malgré cela, son dernier film Katyn, sélectionné pour l’Oscar du meilleur film étranger, que l’on devait voir en France dès le 21 janvier dans trois salles, a eu sa sortie repoussée à fin avril dans l’espoir d’en obtenir davantage. Sept à huit copies pour un tel film ! Comment en est-on arrivé là ? Il faut d’abord pointer la responsabilité du maître d’œuvre. Wajda a exigé que son film soit exclusivement polonais ; il a même refusé une offre de co-production d’Arte. De fait, tout dans Katyn est polonais. Ce qui n’aurait pas été gênant si la société chargée de vendre le film à l’étranger ne l’avait pas été également. Il s’agit de Tvp, la télévision polonaise, qui l’a mal vendu et mal annoncé au marché du film à Cannes, alors que des vendeurs internationaux dont c’est le métier auraient obtenu de bien meilleurs résultats. Wajda avait placé la barre très haut (300 000 dollars d’a-valoir) alors que le succès d’un film au sujet aussi âpre (un meurtre de masse organisé au sommet de l’Etat pour des raisons idéologiques) n’était pas garanti ; de plus, porté par l’immense succès de Katyn déjà sorti en Pologne (3 millions d’entrées, un record), par l’accueil très chaleureux reçu dans plusieurs pays et par sa sélection dans de nombreux festivals, il s’était montré très exigeant sur la qualité des copies et la promotion du film. Plusieurs distributeurs qui avaient exprimé leur intérêt ont finalement renoncé tant ils étaient découragés par de telles prétentions. C’est alors que Kinovista, une toute petite et toute jeune maison de distribution française spécialisée dans les films des pays de l’Est et de Russie, s’est présentée en fin de parcours ; elle a pris le temps de négocier et l’a emporté dans des conditions « raisonnables ». 50 000 entrées sont espérées, et encore, à condition de faire tourner les copies entre différentes salles. « Il y avait une chance à saisir pour une maison comme la nôtre, reconnaît Charles-Evrard Tchekhoff qui en est le manager. Alors on l’a saisie. Et on a recommencé peu après, exactement dans les mêmes circonstances, avec Douze, remake de Douze hommes en colère, le nouveau film d’un autre grand cinéaste, le russe Nikita Mikhalkov ». Tant et si bien que la petite équipe de Kinovista se demande s’il n’y a pas là un créneau à creuser : elle s’emploie désormais à identifier les films à problèmes ! N’empêche que tout ceci n’est pas glorieux. Un artiste tel que Andrzej Wajda méritait mieux qu’une sortie en catimini. Cette œuvre poignante est le film de sa vie. Elle est dédiée à ses parents : son père, capitaine de l’armée polonaise, reçut une balle dans la nuque, dans une forêt près de Katyn.