L'"anomalie" Pape Diouf

Le Monde.fr

Pape Diouf, 57 ans, est président de l'Olympique de Marseille depuis 2005. Cet ancien journaliste et agent de joueurs est le seul Noir à occuper un tel poste dans le football européen. Il explique, dans Le Monde, à quel point son sport symbolise le chemin qui reste à parcourir pour en finir avec le racisme.

L'
En plein débat sur la diversité, quel est votre sentiment ?

Comme joueurs, les Afro-Arabes sont très présents sur les terrains mais, dès qu'il faut mettre en place des équipes dirigeantes, ils disparaissent. C'est profondément choquant ! Je suis une anomalie car, avant moi, il n'y a pas d'exemple. Je suis devenu symbolique, car j'occupe un poste qu'on ne donne pas aux Noirs et aux Arabes. Attention, ce n'est pas un complexe de persécution, simplement l'amer constat de la réalité.

Comment expliquez-vous cette situation ?

Le rejet de la société française ! Voyez-vous des Noirs ou des Arabes, hormis sous forme de saupoudrage, être des ministres d'envergure ? En connaissez-vous qui soient des leaders au sein des partis politiques ? Patrons d'une grande entreprise nationalisée ? Il y en a forcément qui sont en position d'occuper ces postes-là. L'égalité sociale ethnique interviendra le jour où on nommera à des postes importants un Arabe ou un Noir incompétent. Les féministes disaient cela sur l'égalité des sexes. Nous n'en sommes pas là.


Où en sommes-nous, alors ?

On cherche à mieux faire. L'élection d'Obama a été plus qu'un électrochoc. Là où la question de la diversité ne se posait pas, elle commence à l'être, comme en Italie ou en Espagne. En France, la récente nomination d'un "commissaire à la diversité et à l'égalité des chances" part d'un bon sentiment. On va voir ce qu'il va en sortir, même si je ne me fais pas d'illusion.


Estimez-vous que les politiques ne prennent pas assez conscience des problèmes de racisme dans le football ?

Qu'ils arrêtent les gesticulations comme lors de la banderole "anti-ch'tis" ou quand on siffle La Marseillaise. J'aimerais voir ces mêmes gesticulations lorsqu'un joueur noir se fait insulter.


En parlez-vous avec la ministre des sports, Roselyne Bachelot ou son secrétaire d'Etat, Bernard Laporte ?

Je ne connais pas la ministre, mais je connais Laporte. Cependant, a-t-il les moyens de mener sur ce sujet-là une politique efficace ? On ne pourra pas éradiquer ce genre de fléau localement, ça doit passer par l'Europe : ce qui se passe en Italie ou en Espagne, c'est pire qu'en France. A chaque fois que le racisme s'exprime sur le stade, il y a une part de responsabilité des clubs, mais aussi des spectateurs qui restent impassibles devant ces manifestations. Cette responsabilité-là relève aussi des pouvoirs publics. Ça passerait par une législation clairement établie et dont l'application ne connaîtrait aucune indulgence : cela ne réglerait pas définitivement le problème, mais le repousserait brutalement.


Avez-vous une explication sur ce racisme qui s'exprime dans les stades ?

J'arriverais presque à trouver des circonstances atténuantes à ces imbéciles : il s'agit de troubler l'adversaire. En assimilant le Noir à un singe, les petits esprits d'Occidentaux parvenus pensent toucher la plaie des joueurs, comme si naturellement nous souffrions de complexe de persécution.


Les joueurs vous en parlent ?

Très franchement, non. Il n'y a pas de leur part de la réticence à se rendre à un endroit où s'exprimerait puissamment du racisme. Ils retiennent plus comment le public a tenté de les désarçonner. Je ne veux pas leur faire dire qu'ils s'en foutent. Ils en parlent avec les journalistes mais les réponses sont toujours des lieux communs du genre : "C'est sur le terrain qu'il faut montrer qui on est." Tous n'ont pas la capacité d'analyse, mais on leur a tellement appris que dans le football ne devait prévaloir que la langue de bois... Lorsque des problèmes sérieux se posent, elle continue à s'appliquer.


Même ceux qui ont quitté les terrains comme Zinédine Zidane, à qui on reproche de ne pas s'être assez impliqué sur ce sujet ?

Il y a des gens connus et respectés qui pourraient être des porte-voix légitimes.


Des joueurs ont-ils oublié d'où ils venaient ?

Les joueurs d'aujourd'hui sont déconnectés de la société réelle. Ils vivent si loin des tracas de la vie quotidienne que rencontrent des personnes issues des mêmes populations qu'ils n'ont pas conscience de la réalité qui les entoure. On peut les comprendre, même si je n'admets pas ce genre d'indifférence. Ils se sont engouffrés très jeunes dans les centres de formation. Difficile donc, pour eux, de condamner ou de parler d'un état qu'ils ne connaissent pas.

Le racisme qui s'exprime dans les stades leur rappelle la réalité de la vie ...

On ne peut pas être longtemps frappé de cécité. Ces joueurs ont une part de responsabilité. Ils sont en quelque sorte rattrapés par leur condition d'Arabe ou de Noir. Qu'ils sachent que le racisme est quelque chose qui arrive au quotidien à des gens qui leur ressemblent. S'ils pouvaient penser à eux un tout petit peu, ça pourrait les amener à être plus solidaires. Mais n'oublions pas qu'on leur a sciemment appris à ne pas trop se mêler des problèmes de société.

Estimez-vous, comme l'avait souligné le philosophe Alain Finkielkraut, que l'équipe de France est trop "black, black, black" ?

Ce sont des idées refoulées dans une partie de la société française. Et ne les proclament que les extrémistes, qui ont jeté le masque. Paradoxalement, l'équipe de France démontre qu'avec une vraie politique visant à l'égalité des chances, on pourrait voir dans la même proportion des gens de couleur réussir. L'équipe de France pourrait servir de laboratoire à cette politique d'égalité des chances.

Vous êtes sénégalais. Comment considérez-vous les relations entre la France et l'Afrique ?

Je suis en train d'écrire un livre avec Pascal Boniface (directeur de l'Institut des relations internationales et stratégiques) sur ce sujet. Ce qui me préoccupe, c'est l'insuffisance de l'aide française. On sent que l'Afrique est un boulet : la France lui a tourné le dos.

Sauf lorsqu'il s'agit d'aller "piller" de jeunes joueurs ...

Il y a un intérêt réciproque. Ces jeunes joueurs ne sont pas des marchandises. La vérité, c'est que même les parents en Afrique encouragent le départ des enfants : c'est aussi une bouée de sauvetage sociale.

Propos recueillis par Mustapha Kessous


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