L’esprit libre plie mais ne rompt pas

Gypsy Allard

L’écrivain Jaouad Mdidech poursuit son travail de mémoire déjà entrepris dans «La chambre noire» avec «Vers le large», son dernier roman.

L’esprit libre plie mais ne rompt pas
Ce court roman (167 pages) largement autobiographique de Jaouad Mdidech relève de la littérature carcérale et non pas du récit de voyage malgré un titre et une couverture de livre (des mouettes au-dessus de la mer) à connotation estivale. Dans ce dernier roman en deux parties - «La centrale de Kénitra» et «Vers le large» -, l’écrivain revient dans un premier temps sur ses «quatorze ans et cinq mois» passés à la centrale de Kénitra puis évoque ses souvenirs d’homme de nouveau libre suite à la grâce royale, accordée le 7 mai 1989, mettant fin à un calvaire qui devait initialement durer vingt ans. Dans le roman l’auteur revient à plusieurs reprises sur le motif de cette incarcération, mais pour dire son incompréhension comme lors de cette rencontre avec un enfant dans une salle d’attente de dentiste. Ce dernier lui demande : «Et pourquoi êtes-vous depuis si longtemps en prison ?.» Il ne sait que répondre. «Allez faire comprendre à un enfant de dix ans pourquoi un homme peut être incarcéré pendant toutes ces années quand lui-même ne comprend pas ce qui lui arrive !» Plus loin dans le texte, on retrouve cette problématique mais, cette fois-ci, ce sont «des plumes de journalistes et d’écrivains qui se sont mobilisées pour dénoncer le caractère arbitraire de notre détention et de notre condamnation.»

Réminiscences salvatrices. Avec beaucoup de pudeur, Jaouad Mdidech raconte la douleur de l’enfermement et de l’isolement que doit supporter le prisonnier tout au long de ces années passées à la centrale de Kénitra. Il explique la difficulté ensuite à réintégrer la vie sociale après quatorze ans de rupture. «Je n’ai pas la larme facile, cependant, j’en verse quelques-unes quand mon esprit est torturé, suite à un dépit ou à une profonde humiliation. Je suis de nature confiante, le désespoir ne m’atteint pas.» Peut-être grâce à ses souvenirs auxquels il fait plusieurs fois référence : «Il m’arrivait de vivre avec mes souvenirs pendant des jours, des semaines, des mois. (…) Je vivais le présent mais ne pouvais oublier le passé. Bien au contraire. Le souvenir me distrayait de mon présent. Je plongeais dans le passé pour en adoucir l’amertume et donner sens à une vie insipide.»

Présence féminine. Dans cet univers carcéral sordide, le narrateur tire sa force de ses souvenirs, certes, mais aussi des femmes qui ont jalonné sa vie avant, pendant et après Kénitra. Bien sûr, il évoque sa mère : «Je revis par l’esprit le visage qu’avait ma mère au parloir. (…) On aurait dit que cette femme n’avait enfanté que moi. Que j’étais son unique souci !» Le narrateur se remémore également Houria, l’infirmière en charge durant son hospitalisation ; Souad la prostituée de l’hôtel de Nice devenue sa favorite ; Hind, la fille qui le laissa tomber subitement, le laissant seul ; Fatiha, la première femme après ces années d’incarcération ; Fatima, celle qui lisait au lit des poèmes de Mahmoud Darwich et Safiya, la serveuse du bar «Victoria» à Casablanca. En somme, toutes les femmes avec lesquelles il a pu vivre une relation privilégiée, intime.
Dans un chapitre de la seconde partie intitulé «Le premier jour», en opposition avec celui intitulé «La première nuit» dans la partie consacrée à la centrale de Kénitra, l’auteur décrit ses premières sensations de liberté. «Je levai les yeux vers le ciel. Impossible d’ouvrir tout grand mes yeux. Pas seulement à cause de l’éclat du soleil, mais parce que je n’avais plus l’habitude des grands espaces. (…) Aucun mur ne se dressait devant moi.» Mais après un premier temps d’euphorie, l’ex-prisonnier se sent «déplacé et surtout écoeuré par l’hypocrisie ambiante.» Il découvre que la ville où il a vécu a changé. Les noms des rues ne sont plus les mêmes. Le bar «Les archers» où il venait avec son frère jouer des parties de flipper a perdu de son charme, tout comme la brasserie «La comédie» qui n’accueille plus des clients-artistes mais «une meute de racoleurs et de soiffards aux mines patibulaires.» Passées cette
désorientation et les convocations de la police, le narrateur en vient à la conclusion que pour se réintégrer dans la société il lui faut repartir à zéro et trouver un travail «à l’âge de 39 ans. A une longueur de retard du monde qui m’entourait».


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