La Comédie-Française rend justice à un Marivaux oublié

AFP

Presque 300 ans après sa création, la Comédie-Française réhabilite une pièce de Marivaux féroce pour l'aristocratie de l'époque, "Le Petit-Maître corrigé", retirée de l'affiche à la deuxième représentation en 1734 sous les lazzi.

"Marivaux écrit la pièce pour les comédiens français", rappelle Clément Hervieu-Léger, qui met en scène ses camarades dans ce petit bijou donné jusqu'au 26 avril Salle Richelieu. "La première représentation se passe très mal, il y a une cabale, Marivaux a des ennemis, Voltaire d'un côté, Crébillon (dramaturge très connu à l'époque) de l'autre, la pièce est un échec et ne sera jouée que deux fois".

Les cabales, fréquentes au XVIIIe siècle, visaient davantage les auteurs que les pièces, mais pour Clément Hervieu-Léger, "Le Petit-Maître corrigé" avait de quoi choquer: "La pièce est d'une violence incroyable envers la société du XVIIIe et l'aristocratie, on sent poindre des accents quasi révolutionnaires", dit-il.

Le "petit-maître" est un peu le "hipster" du XVIIIe siècle, un jeune homme bien né, "extrêmement raffiné avec des amitiés masculines fortes, un goût du jeu et de la dépense, et surtout cette chose particulière de refuser de dire l'amour", explique le metteur en scène.

Rosimond doit épouser Hortense, une jeune provinciale riche et extrêmement jolie. Les deux promis ont de l'inclination l'un pour l'autre. Mais il est pour un "petit-maître" de mauvais goût de dire à sa promise qu'on l'aime, c'est pour tout dire "bourgeois".

Il convient au contraire de feindre l'indifférence, le badinage, voire l'infidélité. Coincé dans une posture ridicule, Rosimond risque de passer à côté de l'amour.

"Et qui prend en charge la tâche de corriger cette aristocratie arrogante? Les valets, et donc le peuple. On se dit que 1789 n'est pas loin", lance Clément Hervieu-Léger.

- Hipsters et ploucs -

Pour rendre à la pièce toute sa saveur, le metteur en scène a choisi de la conserver dans son XVIIIe siècle d'origine, et de la situer à la campagne. Car Rosimond et ses amis parisiens nourrissent un profond mépris pour les provinciaux, considérés comme des "ploucs" aux moeurs sauvages.

De hautes herbes envahissent donc le plateau, dans lesquelles les dames de la ville se tordent les pieds, tandis que Rosimond se promène avec une ombrelle ridicule. Eric Ruf, le patron de la Comédie-Française, a conçu ce décor campagnard avec ses toiles peintes à l'ancienne.

Mais en fond de scène, il a gardé toute la machinerie du théâtre apparente, montrant bien là qu'il s'agit d'un regard du XXIe siècle sur une pièce du XVIIIe et non d'un théâtre à l'ancienne.

Même distance dans le jeu des comédiens, qui appuient là où ça fait mal, sur les rapports de classe très présents dans la pièce. Les valets sont bien mal considérés par des maîtres à la main leste, et Frontin, le domestique de Rosimond, raconte dans une tirade étonnante comment la hiérarchie sociale se répercute sur la domesticité: tel valet d'un comte aura plus de valeur que celui d'un bourgeois!

La pièce, dans son décor champêtre et ses costumes à la Watteau pourrait n'être qu'un badinage, un "marivaudage" comme l'expression s'est imposée au fil du temps. Grâce au jeu formidable des comédiens, qu'on peut voir pour la plupart dans un tout autre registre dans "Les Damnés", joué en alternance jusqu'au 13 janvier, on est saisi par les enjeux profonds de la pièce.

Si Hortense tient tellement à entendre l'amour de Rosimond, c'est bien parce que son honneur est en jeu: sans l'amour, que serait-elle dans ce mariage arrangé, si ce n'est un bout de viande vendu avec sa dot?

Il faudra deux heures de combat contre lui-même pour que Rosimond mis à nu avoue enfin sa flamme, littéralement mis à genoux.


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