La littérature mexicaine perd son vernis

Le Monde.fr/Philippe Ollé-Laprune

Pendant longtemps, la littérature mexicaine a été placée sous le signe de la fidélité : la parole écrite respectait les aînés, la tradition et les valeurs d'un pays plongé dans son propre mystère.

La littérature mexicaine perd son vernis
Même si les vertus prêchées par la Révolution s'essoufflaient, comme le montrent les premiers romans de Carlos Fuentes, c'est bien plus tard que sa littérature va être bouleversée par les idées liées à l'émergence d'une société différente. Prenons la date de 1985, qui marque le début de la mobilisation de la société civile et l'avènement d'une nouvelle mentalité porteuse de créations distinctes de celles que le passé avait proposées.
Le temps des désillusions et du désenchantement est arrivé ; les héros sont devenus communs et les fictions s'alimentent d'une actualité qui invite à la critique, à l'angoisse, à la colère. Pour élaborer des trames qui obligent le lecteur à regarder sans peur son environnement, l'arme d'approche la plus utilisée sera l'humour, souvent noir, comme chez Jorge lbarguengoitia Antillon (1928-1983).
Les textes de Juan Villoro et de Enrique Serna en sont imprégnés ; le premier - avec Le Maître du miroir, où les relations au pouvoir restent marquées par le mystère, et les nouvelles de Les jeux sont faits et Mariachi qui décrivent avec tendresse des destins sans espoirs - ouvre la voie à un rire décapant avec un sens du grotesque qui met à mal les supercheries d'un univers habile à élaborer les plus troublantes mystifications. Avec La Peur des bêtes, Quand je serai roi et Amours d'occasion, le second use d'un hyperréalisme au goût amer, où la colère le dispute à la lucidité. Villoro comme Serna prennent acte de la faillite des idées reçues et du chaos environnant, des mensonges vite acceptés et des vérités introuvables.
Moins liées à la réalité immédiate, les nouvelles de Fabio Morabito, Les Mots croisés, sont elles aussi caractérisées par le goût de la satire, lequel procure un doux sentiment de bien-être face au réel. Plus marqué par le côté glauque de son environnement et l'absence de cohérence dans le destin de ses personnages, Guillermo Fadanelli, dans L'Autre Visage de Rock Hudson ou Lodo, atteint une dimension épique dans une prose qui, de livre en livre, construit une espèce d'anti-roman aux accents pathétiques. Bref, pour tous ces auteurs, il est urgent de mettre à mal le discours officiel et le contentement béat des satisfaits. Une écriture avec un sourire en coin particulièrement bien illustrée par les livres de Alvaro Enrigue, aussi talentueux que sarcastique.
Dimension géographique
Durant tout le XXe siècle, le pays a été obsédé par lui-même, et ses écrivains ont rarement échappé à la tentation d'y situer leurs chimères. Si José Emilio Pacheco a su très tôt proposer d'autres décors à ses récits, la nouvelle génération sait mieux lancer des ponts vers des horizons différents. Les jeunes auteurs du "mouvement du Crack" (qui par son nom et ses aspirations s'inscrit à contre-courant du célèbre "Boom" des Gabriel Garcia Marquez et Julio Cortazar) offrent des romans nourris d'autres disciplines de la pensée (la science pour Jorge Volpi, par exemple) et qui se déroulent sous d'autres cieux. Parmi les plus aboutis, on citera Le Temps des cendres, de Volpi, et Amphitryon, d'Ignacio Padilla. Le réel merveilleux semble appartenir à un passé où les illusions et les rêves avaient encore une raison d'être.
Quid de la dimension géographique ? Si Mexico reste la capitale littéraire, certaines régions du Mexique offrent une production remarquable. Depuis peu, le nord du pays en est l'exemple, marqué par la proximité des Etats-Unis et la croissance d'une violence incomparable. Dans L'Odyssée barbare, Daniel Sada décrit dans une langue superbe une fraude électorale dont les détails ne sont pas sans rappeler des épisodes du passé. David Toscana, avec El ultimo lector, plonge dans un Mexique profond, proche de celui de Juan Rulfo, une terre désolée, énigmatique, un chant d'admiration pour la littérature. Quant à Martin Solares, ses Minutes noires s'inspirent du roman policier pour faire découvrir avec talent les zones cachées de Tampico, cité chère au coeur de Traven et de Mac Orlan. Et l'on pourrait encore citer Eduardo Antonio Parra, qui emprunte au roman noir pour mieux décrire cet univers frontalier, dangereux et chaotique.
Signe des temps ? Le roman policier est à l'honneur au Mexique, comme s'il était le véhicule idéal pour atteindre une forme de vérité. Proche des Chandler et Hammett, Paco Ignacio Taibo II a su utiliser le personnage du détective privé pour évoluer dans toutes les couches de la société et dénoncer les abus et les scandales. Et nombreux sont les auteurs qui - comme Juan Hernandez Luna ou Rolo Diez - jouent sur ce même registre pour mieux dire les maux du pays.
Comme partout ailleurs, le marketing et les modes ont fait leur apparition. L'idée d'une littérature de femmes pour les femmes, par exemple. Pourtant, depuis longtemps, les femmes sont bien présentes dans les lettres mexicaines. Les ouvrages de Rosario Castellanos, Elena Poniatowska ou Ines Arredondo, par exemple, sont en bonne place dans le panorama de cette littérature. Et surtout les livres de Carmen Boullosa, Ana Garcia Bergua ou de la jeune Guadalupe Nettel, par exemple, montrent des qualités qui les éloignent de cette logique purement commerciale.
Le poids de la ville
Depuis la fin des années 1990, Sergio Pitol a ouvert une voie nouvelle avec son Art de la fugue ; entre essai et récit autobiographique, Pitol invitait la narration mexicaine à un genre déjà pratiqué ailleurs, par Claudio Magris ou W.G. Sebald, par exemple. Une manière de mêler réflexions, vérités et mensonges qui est aussi remarquable qu'originale. Pourtant, cette habileté à mélanger les genres, d'autres auteurs la pratiquent au Mexique de façon plus classique : Jordi Soler fouille dans le passé familial pour mieux dire les sentiments liés à l'exil ; Fabrizio Mejia Madrid utilise son talent de chroniqueur pour tisser des trames de romans qui savent dire la rancoeur des paumés, et le poids que la Ville impose à tous ; Alvaro Uribe cherche dans l'histoire nationale de quoi exprimer son trouble face à la persistance du secret, toujours vivace dans le Mexique contemporain.
En marge de ces mouvements, quelques écrivains plus difficiles à classer poursuivent l'avancée de leurs oeuvres. Ainsi, Margo Glantz travaille des récits autobiographiques résolument modernes, humoristiques et dépouillés. Alberto Ruy Sanchez explore les facettes du désir en situant ses livres dans la mythique cité de Mogador, le tout dans une langue baroque et subtile. Enfin, Mario Bellatin nous donne de courts textes à l'architecture de plus en plus fragmentée, au ton distant et élégant, qui nous font entrer dans des univers cauchemardesques bien proches des nôtres. Des univers où la gravité accable, et où l'humour libère...
Difficile de rendre compte de ce qui unit les écrivains mexicains contemporains. Ici comme ailleurs, l'éclatement des voix, l'absence d'unité s'imposent. Cependant, ces auteurs sont moins affectés par l'esprit de réalisme et de sérieux qui caractérisait bon nombre de leurs aînés. Cette évolution est peut-être liée à l'installation d'une distance plus grande entre le récit et son objet. Avec dérision, humour ou respect, les lettres mexicaines ont finalement perdu une partie du vernis qui recouvrait leurs écrits.
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Philippe Ollé-Laprune est l'auteur de Cent ans de littérature mexicaine (La Différence, 848 p., 45 €) ainsi que de Mexique, les visiteurs du rêve (La Différence, 128 p., 15 €). Il dirige la Casa Refugio Citaltépetl qui vient de coéditer Ville de Mexico, capitale d'asiles, sur deux siècles d'immigration au Mexique.


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