La maison refuge de John le Carré
Lire.fr/François Busnel
Depuis près de quarante ans, le maître du roman d'espionnage s'est installé en plein coeur des falaises des Cornouailles. C'est dans le paysage de cette lande sauvage qu'il a écrit son nouveau roman, Un homme très recherché.
John le Carré a découvert cet endroit par hasard, lors d'une promenade solitaire. «Je venais d'avoir trente-cinq ans, j'avais divorcé, ma vie me semblait sombrer dans un vaste chaos et malgré leur succès mes romans sur la guerre froide me valaient toutes sortes de problèmes un peu partout dans le monde. Bref, je me sentais comme exilé. Je cherchais un endroit pour poser mes valises. Un jour, j'ai demandé à Simon Wiesenthal pourquoi il vivait à Vienne, patrie de l'antisémitisme. Il m'a répondu: "Quand tu étudies une maladie, tu dois vivre dans le bourbier." J'ai compris que je ne devais pas quitter l'Angleterre. Lors d'une promenade, j'ai vu ce lieu et je suis tombé en arrêt. Le propriétaire était dans le champ d'à côté, sur son tracteur: je lui ai acheté la maison dans la journée.»
«Je ne suis pas un espion devenu écrivain»
A l'époque, le jardin à l'anglaise semé de dizaines d'alcôves où paressent une vierge de pierre du XVIIe siècle, des statuettes précolombiennes rapportées de voyages au Panamá ou encore des bronzes érotiques représentant des femmes africaines, ce jardin magnifique qui évoque un labyrinthe n'existait pas. Le Carré l'a dessiné. Comme les deux resserres qui cernent la maison principale. La première abrite une piscine couverte où l'écrivain, à 77 ans, s'entretient tous les matins; la seconde, «la chambre à l'ego», est un vaste bureau où, autour d'un billard et sous le regard de caricatures parues dans les journaux du monde entier, sont soigneusement rangés les manuscrits de l'auteur de L'espion qui venait du froid. Vingt et un, au total. Presque tous sont nés ici, sur ce bout de terre sauvage.
Le Carré écrit au stylo à bille, au premier étage de la grande maison. Tous les jours, à partir de 5 heures du matin - «Une habitude qui date de l'époque où j'étais fonctionnaire au MI5», lâche-t-il, avant de préciser: «Mais contrairement à ce que l'on veut croire, je ne suis pas un espion devenu un écrivain, juste un écrivain qui fut, brièvement, espion.» Dans ce bureau au mobilier très simple, rien ne vient rappeler sa vie d'avant, celle qui l'occupa de 1959 à 1964, lorsque, secrétaire d'ambassade à Bonn puis vice-consul à Hambourg, il travaillait pour les services de contre-espionnage et de renseignements de sa Gracieuse Majesté. Sur les étagères, deux ou trois volumes racontent l'histoire du MI6, un autre retrace le destin de Kim Philby, cet espion passé à l'Est et dont la trahison précipita la fin de la carrière de David Cornwell. Ce dernier, démasqué mais tenaillé par le démon de l'écriture, n'avait plus qu'à devenir à plein temps John le Carré.
«Sans doute suis-je devenu espion parce que je n'ai pas eu d'enfance, raconte l'écrivain. Mon père était un escroc, il jouait des tours et est allé plusieurs fois en prison. Ma mère a disparu lorsque j'avais cinq ans et je ne l'ai pas revue avant d'en avoir vingt et un. J'ai même cru qu'elle était morte. L'espion observe. Comme l'écrivain. Mais à la différence de l'écrivain, il ne peut faire son métier pendant plus de quatre ou cinq ans: sinon, il finit par devenir fou.»
Par les fenêtres de la petite pièce au confort spartiate, on peut voir les rafales arracher de grandes vagues à la surface de l'eau. «Cette maison est constamment prise d'assaut par les vents, poursuit le Carré. La mer, avec sa violence inouïe, possède la capacité de réduire à néant votre ego. Elle vous remet en accord avec votre imagination. Parfois, c'est trop fort, surtout lorsque surviennent les tempêtes qui, ici, peuvent durer dix ou quinze jours. Alors, je plie bagage: je rentre à Londres où je revis.»
«Je lis de moins en moins de fiction»
Cette vieille maison qui date de 1830 a été entièrement rénovée. Au rez-de-chaussée se trouve sa bibliothèque, toute en longueur, bardée de bois. Sur le mur qui jouxte le salon, une lettre d'Alexandre Dumas que lui a récemment offerte son fils. «Dumas est l'un de mes maîtres, avec Dickens et Tolstoï, peut-être. Et Balzac, aussi. Et Joseph Conrad, bien sûr... Et Graham Greene...» Ils sont là, tous. Rangés par nationalités. Au rayon Russes, tout Dostoïevski, tout Tchekhov. Au rayon Amérique, les derniers romans de Philip Roth. «Je dois avouer que je lis de moins en moins de fiction. Surtout lorsque je suis en train d'écrire. Je suis très perméable au style des écrivains que j'admire. Je lis donc plutôt des essais et des documents d'histoire ou d'actualité. Je suis fasciné par ce qui est en train de se passer en ce moment: l'époque actuelle est marquée par le transfert du pouvoir de l'Ouest vers l'Est». Tel est, en effet, le thème sous-jacent d'Un homme très recherché, le nouveau roman de cet écrivain que l'on a donné pour mort littérairement lorsque le rideau de fer s'est déchiré et qui, depuis, n'en finit pas d'aligner les grandes oeuvres. Le Carré offrit à la guerre froide ce que Tolstoï donna aux guerres napoléoniennes; il est en train de renaître depuis que la «maison Russie», comme il l'appela naguère, n'est plus. Ce sont peut-être ses meilleurs romans qu'il a signés autour de la Russie postcommuniste (Single & Single), des machinations des multinationales pharmaceutiques (La constance du jardinier), de la guerre en Irak et de l'axe George W. Bush - Tony Blair (Une amitié absolue), de l'exploitation de la misère en Afrique (Le chant de la Mission) et, aujourd'hui, du trafic d'êtres humains sur fond de conflit tchétchène et d'idéalisme altermondialiste. On retrouve chez lui cet éternel souci des demi-teintes. Mais les bourreaux d'hier - les Russes - semblent être maintenant les victimes.
Dehors, le ciel est sombre, strié de bandes lépreuses. Soudain, un rayon de soleil troue les lourds nuages qui ont envahi l'horizon. John le Carré sort, se dirige vers la terrasse qui surplombe les flots. «Là-bas, en face, c'est l'Amérique», lance-t-il sur un ton guilleret en tendant le bras vers le large. Un vent chargé de sel nous cingle le visage. Au-dessous, l'océan brille maintenant comme un bouclier de bronze. «Ici, le temps change à une vitesse folle.» On entend, au pied de la falaise, les vagues exploser en gerbes d'écume. Il y a deux mois, la presse britannique a prétendu que John le Carré avait été tenté de passer à l'Est lorsqu'il était espion. Cela aurait signifié renoncer à vivre ici... «Impossible! Cette histoire charmante fournit une triste illustration de ce qu'est la presse dans ce pays... Un journaliste est venu, en effet, me parler de mon passé. Je lui ai dit que le métier d'espion est très solitaire. Vous n'avez personne à qui parler. Vous étudiez en permanence votre adversaire. Vous avez donc fatalement la tentation très forte de traverser la frontière. Mais pas pour trahir! Pour découvrir les mystères de l'autre. Je crois en effet que la tentation de se mettre dans la peau de son ennemi est naturelle, du moins si l'on fait correctement son travail. Cela dit, cette tentation ne signifie pas que l'on veut "passer à l'Est". Et je n'ai jamais suggéré que j'avais moi-même été tenté de traverser la frontière et moins encore que j'avais l'intention de le faire!» Il suffit de venir ici, au bout du bout du monde, sur les falaises des Cornouailles, pour le comprendre.
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Un homme très recherché, John Le Carré, éd. le Seuil
Traduit de l'anglais par Mimi et Isabelle Perrin.
368 pages. Prix : 21,8 € / 143 FF.