La mécanique des métastases

Le Monde.fr/Propos recueillis par Paul Benkimoun

Robert Weinberg, professeur de biologie au Massachusetts Institute of Technology (MIT), est mondialement connu pour ses recherches sur le cancer. Il a notamment découvert le premier oncogène humain - un gène provoquant la transformation tumorale d'une cellule normale - et le premier gène suppresseur de tumeur.

La mécanique des métastases
Son laboratoire au Whitehead Institute (Cambridge, Etats-Unis) travaille sur les interactions entre cellules à l'origine des cancers et sur les processus par lesquels les cellules cancéreuses envahissent d'autres tissus et métastasent. Alors qu'un gène favorisant les métastases dans certains cancers du sein vient d'être découvert, il décrit l'écologie cellulaire qui rend les tumeurs envahissantes.

Sait-on par quels mécanismes un cancer s'étend ?

Aujourd'hui, nous avons une assez bonne idée de la manière dont des cellules normales donnent une tumeur primitive. Au moins cinq voies de signalisation sont perturbées à l'intérieur d'une cellule normale quand celle-ci se transforme en cellule cancéreuse. En revanche, c'est un processus extrêmement complexe qui rend des cellules d'une tumeur primitive capables de devenir invasives et de donner des métastases à distance dans des tissus de nature différente. Or 99 % des décès par cancer sont dus aux métastases.

Que faut-il pour qu'un cancer donne des métastases ?

L'invasion d'un tissu à distance du site de la tumeur primitive résulte d'une série d'événements que l'on appelle la cascade de la métastase. La cellule cancéreuse doit avoir une capacité d'envahissement local, puis elle doit passer dans la circulation sanguine. Par ce biais, elle migre vers un site à distance de son point de départ. Elle doit ensuite pénétrer dans cet autre tissu où se formeront des micrométastases. Ces dernières donnent ensuite des macrométastases, reflet d'un processus que l'on qualifie de colonisation. Cela requiert donc beaucoup de compétences pour la cellule qui doit parcourir toute cette cascade, qui est quelquefois inefficace : dans les cancers du sein, il peut y avoir 100 ou 1 000 micrométastases dans la moelle osseuse, mais dans 50 % des cas, il n'y aura pas de macrométastase.

Commençons par le commencement : comment une cellule cancéreuse s'échappe-t-elle de la tumeur ?

Les cellules des cancers très agressifs expriment certains facteurs de transcription (protéines indispensables au déclenchement ou à la régulation de la transcription des parties codantes de l'ADN en ARN). Ces facteurs sont normalement exprimés chez l'embryon au moment où ses cellules doivent migrer pour donner différents types cellulaires. Cette conversion s'appelle la transition épithélium-mésenchyme (TEM).

La très grande majorité des cancers se développe à partir de l'épithélium (tissus de revêtement). On les appelle dans ce cas les carcinomes. Mais au départ les cellules épithéliales sont incapables de migrer et d'envahir un autre tissu. C'est par l'activation de la TEM qu'elles acquièrent les caractéristiques des cellules mésenchymateuses (tissus de soutien des organes) leur permettant de devenir invasives et de donner des métastases. Il y a la résurrection d'un programme existant chez l'embryon, également à l'oeuvre plus tard, mais seulement de manière transitoire, dans les processus de cicatrisation.

Cela veut-il dire qu'elles sont devenues d'authentiques cellules mésenchymateuses ?

Non. Elles acquièrent des propriétés des cellules mésenchymateuses, mais aussi beaucoup de celles des cellules souches, qui ont la capacité de s'autorenouveler. Cette transition est donc cruciale.

Qu'est-ce qui déclenche la TEM ?

La mise en action de ce programme résulte de l'expression de certains facteurs de transcription. Ceux-ci ont été préalablement activés par des signaux qui peuvent provenir des gènes mutés dans le génome des cellules cancéreuses, mais aussi des cellules non cancéreuses environnantes du tissu conjonctif, ce que l'on appelle le stroma. Ces cellules non cancéreuses sont recrutées par les cellules cancéreuses ayant migré, par exemple pour former des néovaisseaux, indispensables à la croissance de la tumeur. Quand les cellules cancéreuses arrivent, le stroma devient réactif. Ses cellules renvoient des signaux aux cellules cancéreuses qui les ont recrutées.

Quel lien existe-t-il entre la TEM et l'acquisition de caractéristiques des cellules souches ?

Il y a une association entre les deux, mais elle semble exister aussi bien pour les cellules devenues cancéreuses que pour les cellules épithéliales normales. Les cellules souches et les cellules cancéreuses partagent beaucoup d'analogies. On retrouve des cellules souches au sein des tumeurs, mais nous ne savons pas encore à quel moment elles y apparaissent. Les cellules souches épithéliales normales possèdent aussi beaucoup des attributs des cellules mésenchymateuses.

Faut-il rediriger les stratégies thérapeutiques vers les cellules souches présentes dans les tumeurs ?

Nous n'avons pas, à l'heure actuelle, de bons agents pour tuer les cellules souches cancéreuses. Peut-être que, lorsque nous parvenons à réduire la taille d'une tumeur, il reste des cellules souches tumorales à partir desquelles le cancer peut redémarrer... Un traitement des leucémies par un anticorps monoclonal comme l'imatinib (commercialisé sous le nom de Glivec) élimine la plupart des cellules cancéreuses, mais laisse derrière lui les cellules souches. Même s'il prolonge beaucoup la vie, il ne guérit pas la leucémie. L'objectif est alors de maintenir la maladie sous contrôle.

Peut-on imaginer prévenir la formation des métastases ?

C'est compliqué. On risque de fermer la porte de la grange une fois que la vache est sortie. Cependant, les cellules métastatiques sont très semblables à celles du cancer primitif. Les cellules des métastases d'un carcinome ressemblent à des cellules épithéliales. Cela laisse penser que la TEM serait probablement un phénomène réversible : la cellule retrouverait certaines de ses caractéristiques de départ lorsqu'elle ne reçoit plus les signaux qui ont induit la TEM. Il y avait un dogme qui voulait que, pour comprendre une cellule cancéreuse, il fallait regarder ses gènes. Nous savons à présent qu'il faut élargir la vision aux signaux qu'elle reçoit de son environnement.


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