Le père perdu
Le Magazine littéraire/Pierre Assouline
C’était il y a un peu plus d’un an. Ce jeudi-là, Dominique Fernandez était reçu à l’Académie française. Il prononça un discours dans lequel, dès l’incipit, il mangeait le morceau, non sans l’avoir déjà fait sous le masque du roman, alors que rien ni personne ne l’y contraignait, ce qui est autrement plus éprouvant et troublant que d’avouer une nette préférence pour les hommes.
Ni roman, ni biographie, ni mémoires. Quoi alors ? Une enquête. Mais, quand c’est un écrivain qui fouille au coeur de ses propres ténèbres, cela donne une enquête augmentée d’un supplément d’âme, d’un tremblé et d’une vibration qui donnent vie au mystère. Car c’est bien le mystère Fernandez que Fernandez a voulu résoudre. Moi Dominique, toi Ramon. Une soixantaine d’années qu’il tourne autour. Comment s’accepter en fils d’un père pareil ? Un nom lourd à porter. Ce qu’il charrie colle aux basques : collabo. Un absolu de l’infamie dans la France de la seconde partie du XXe siècle. Dominique Fernandez avait 15 ans quand il est mort. Parvenu à maturité, il a mis les voiles : Normale sup, l’agrégation d’italien, Pavese, les voyages, les livres, les succès, le Goncourt… Il croyait avoir traversé le pont, jusqu’à ce que ses fantômes le rattrapent. L’un s’est imposé au point d’éclipser les autres : au début, il avait l’allure aérienne d’un play-boy mexicain ; à la fin, le visage bouffi d’un alcoolique à la dérive. Le fils laissa la présence du père l’envelopper au point de lui redonner vie dans deux romans : L’École du Sud, où il transposa son enfance en Sicile, et Porfirio et Constance. Il croyait en avoir fini et lui avoir réglé son compte. Trop tôt, trop jeune. Le temps a passé. Il s’est laissé rattraper par ce passé encombrant. La perspective d’entrer dans l’immortalité lui a donné envie d’honorer vraiment « RF ». De payer sa dette enfin, sans masque cette fois. Alors une enquête. Pour dire quoi au juste ? Qu’on peut s’être trompé, fourvoyé même, en un temps où l’erreur de jugement et le manque de discernement étaient criminels, sans avoir été pour autant un salaud. De la graine de délateur ou de vénal. Rien de tel. Au contraire, car ses amis de tout bord en ont conservé l’image de quelqu’un de bien. Et surtout on peut avoir prêté main-forte à cette saletélà sans que cet engagement n’efface le reste : une oeuvre. Un Molière jugé à l’égal d’un chef-d’oeuvre, un Proust inégalé dans son genre, des centaines de critiques littéraires qui se relisent longtemps après avec le même bonheur.
Des témoins ? Il n’en restait plus qu’un, François Sentein, qui a parlé et écrit. Des archives ? Les petits agendas de sa mère, précieux inédits qui permettent de fixer les travaux et les jours, des lettres. Des articles ? Par milliers, non seulement ceux bien connus de La NRF, mais encore ceux bien méconnus de L’Émancipation nationale. Dominique Fernandez reprend tout ça et creuse dans la masse de papier. Creuser, creuser… Il a voulu savoir, obstinément, passionnément, pathologiquement, comment un esprit fin et subtil, qui a appris à Proust à prononcer « senza rigore » afin qu’il puisse en retranscrire l’exacte sonorité musicale dans la Recherche, qui a compagnonné avec Saint-Exupéry, Mauriac, Gide et Jean Prévost, qui fut socialiste, puis communiste, dandy de sensibilité anglophile et importateur du tango portègne à Paris, bascule dans le fascisme à front de taureau. À quoi bon être si loué de toutes parts pour son intelligence si c’est pour finir par être d’intelligence avec l’ennemi lorsque celui-ci occupe le pays ? Ce que montre cette introspection fascinante, au-delà des multiples facettes d’une France littéraire et politique revisitée par ce prisme mexicano-NRF, c’est que justement, la plupart du temps, on ne bascule pas. On dérape, on glisse, on s’enfonce, on coule. Le processus adopte un tempo de rumination lente quand on aurait tant aimé, pour la clarté des débats, que la conversion résultât d’un eurêka le bras tendu. Ça ne s’est pas passé comme ça. À mi-parcours, en pleine filature idéologique de son père, Dominique Fernandez pointe le sentiment de l’échec à multiples fonctions. Le mariage raté, la séparation, le tourment homosexuel, la dépendance de la boisson, la solitude et le désir d’en briser le cercle. Aussitôt, il se défend d’en faire la cause unique car ce serait le disculper de ses choix. Il convient alors que ce fut ça et autre chose, la recherche d’un système de pensée fort et structuré, le culte du chef en Doriot, la quête d’une nouvelle fraternité à défaut d’une famille. Voilà comment le si précis critique littéraire qui pesait ses adjectifs au trébuchet mit grossièrement sa plume à la solde militante du Parti populaire français. Une défaite de la raison. Tragique illusion qui laisse accroire qu’il pourrait y avoir une solution politique à des problèmes personnels. Voilà aussi comment on se met au service de la propagande allemande. Mais l’on ne suivra pas l’auteur lorsqu’il dresse un parallèle avec les intellectuels français qui firent l’apologie du stalinisme après-guerre malgré les camps et le reste, les Sartre et consorts. Car il y a tout de même une grande différence (outre que l’analogie est toujours contestée) : l’URSS n’occupait pas la France quand ils chantaient ses louanges. Leur seule trahison s’est exercée à l’égard de la pensée, et non de leur pays. Huit cents pages plus tard, Dominique Fernandez n’est plus seulement le fils du collabo, mais celui d’un homme pétri de contradictions, qui mit un point d’honneur à n’être pas antisémite et même à honorer Proust et Bergson sous la botte allemande, et qui fut le plus éblouissant critique littéraire de sa génération. Le sentiment du gâchis n’en est que plus grand. Ce que c’est de se sentir dépositaire de la vie d’un autre quand cet autre vous a donné la vie.
Ramon, de Dominique Fernandez, Éd. Grasset, 800 p., 25 euros.