Mahmoud Darwich...Contrepoint [Pour Edward Saïd]

Ce poème de Mahmoud Darwich est tiré de l'ouvrage "Comme des fleurs d’amandiers ou plus loin" (éd. chez Actes Sud / Sindbad, 2007). Il a été traduit de l'arabe (Palestine) par Elias Sanbar. Le poète est décédé le 9 août dernier.

Mahmoud Darwich...Contrepoint [Pour Edward Saïd]
New York. Novembre. 5e Avenue.
Le soleil est une soucoupe éclatée.
A l'ombre, j'ai dit à mon âme étrangère :
Cette ville est-elle Babylone ou Sodome ?

Là-bas, il y a trente ans, j'ai rencontré Edward
au seuil d'un abîme électrique haut comme le ciel.
Les temps étaient moins contraires.
L'un et l'autre nous avons dit :
Si ton passé est expérience,
que le lendemain soit sens et vision !
Partons,
allons à notre lendemain, assurés
de la sincérité de l'imagination et du miracle de l'herbe.

Ce soir-là, je ne sais plus si nous avons été au cinéma
mais j'ai entendu des Indiens
anciens m'interpeller :
Ne fais confiance ni au cheval ni à la modernité.

Non. Aucune victime n’interroge son bourreau :
Suis-je toi ? Si mon glaive
avait été plus grand que ma rose… te demanderais-tu
si j’agirais comme toi ?

Pareille question attise la curiosité du romancier
dans un bureau de verre ouvert
sur les lys d'un jardin... Là où
l'hypothèse est blanche comme la conscience
de l'écrivain s'il règle ses comptes
avec la nature humaine : Nul lendemain
dans la veille, avançons donc !

Le progrès pourrait être le pont du retour
à la barbarie...

New York. Edward se réveille sur la paresse
de l'aube. Il joue un air de Mozart. Dispute
une partie de tennis sur le court de l'université.
Médite sur la migration de l'oiseau par-delà fron­tières et barrières.
Parcourt le New York Times. Rédige sa chronique
nerveuse. Maudit un orientaliste qui guide un général
au point vulnérable du coeur d'une Orientale.
Se douche. Choisit un costume avec l'élégance d'un coq.
Boit son café au lait et crie
à l'aube : Ne traîne pas !

Sur le vent, il marche. Dans le vent,
il sait qui il est. Nul toit au vent.
Ni demeure. Et le vent est une boussole
Pour le nord de l’étranger.

Il dit : Je suis de là-bas. Je suis d'ici
et je ne suis pas là-bas ni ici.
J'ai deux noms qui se rencontrent et se séparent,
deux langues, mais j'ai oublié laquelle était
celle de mes rêves.
J'ai, pour écrire, une langue au vocabu­laire docile,
anglaise
et j'en ai une autre, venue des conversa­tions du ciel
avec Jérusalem. Son timbre est argenté, mais
elle est rétive à mon imagination

Et l'identité ? je dis.
Il répond : Autodéfense...
L'identité est fille de la naissance. Mais
elle est en fin de compte l'oeuvre de celui qui la porte, non
le legs d'un passé. Je suis le multiple... En moi,
mon dehors renouvelé... Mais
j'appartiens à l'interrogation de la victime.
N'étais-je
de là-bas, j'aurais entraîné mon coeur
à y élever la gazelle de la métonymie...
Porte donc ta terre où que tu sois…
et sois narcissique s’il le faut.


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