PAUL R.EHRLICH / PROFESSEUR D'ÉTUDE DES POPULATIONS À L'UNIVERSITÉ DE STANFORD - LES ECHOS
Alors que notre planète pourrait compter 9,7 milliards d’individus en 2015, la communauté scientifique est partagée entre deux approches pour tenter de nourrir l'ensemble de la population mondiale.
Presque tout le monde dans la communauté scientifique s'accorde à dire qu'il faudra un travail sérieux pour assurer un approvisionnement alimentaire suffisant pour une population humaine en forte hausse, qui est appelée à croître de 2,5 milliards d'individus au milieu du siècle.
En effet, nous ne parvenons toujours pas encore à fournir suffisamment de nourriture à une population actuelle de 7,3 milliards : près de 800 millions de personnes sont actuellement touchées par la famine ou la faim et quelques milliards ne bénéficient pas de suffisamment de micronutriments. Mais il n'y a pas un tel consensus sur la façon de s'attaquer au problème de la sécurité alimentaire.
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La communauté scientifique est partagée entre deux grandes approches : « bricoler sur des détails agricoles » (TAD) et « réparer les fondamentaux de la société » (MSF). Alors que la première approche a le soutien d'une forte majorité, la dernière est plus convaincante.
Formuler de nouveaux objectifs
Le camp TAD a identifié sans conteste plusieurs problèmes importants touchant aux systèmes de production et de distribution de nourriture actuels et y répondre peut en effet améliorer la sécurité alimentaire. Les rendements peuvent être augmentés en mettant au point de meilleures variétés.
L'eau, l'engrais et les pesticides doivent être utilisés plus efficacement. Le maintien des forêts tropicales et d'autres écosystèmes relativement naturels doit préserver les services rendus par les écosystèmes, en particulier la fertilité des sols, la pollinisation, la lutte contre les parasites et l'amélioration du climat. Il faut inverser la tendance à la hausse de la consommation de viande .
Une réglementation plus stricte de la pêche et de la pollution de l'océan doit maintenir l'approvisionnement en protéines marines, qui sont essentielles à de nombreuses personnes. Il faut réduire le gaspillage dans la production et la distribution de nourriture. Et il faut éduquer les populations à choisir des aliments plus nutritifs et plus durables.
Les partisans de ces mesures TAD reconnaissent que la réalisation de ces objectifs exigerait que les décideurs donnent à la sécurité alimentaire une haute priorité politique et budgétaire, afin de soutenir la recherche et l'action nécessaires. La responsabilité du lancement des programmes visant à répartir plus équitablement les aliments incomberait également aux gouvernements.
Une approche incomplète et inadéquate
Mais l'approche TAD est incomplète. Non seulement ses objectifs à court terme seront extrêmement difficiles à réaliser sans changements sociétaux plus fondamentaux. Mais même s'ils étaient atteints, ils s'avéreraient probablement inadéquats à moyen terme et certainement à long terme.
Pour comprendre pourquoi, supposons qu'en 2050 les objectifs TAD soient atteints. Davantage de nourriture est disponible, grâce à des rendements agricoles plus élevés et à des améliorations de la réduction des déchets dans le stockage et la distribution. Des politiques environnementales améliorées signifient que la plupart des forêts d'aujourd'hui sont toujours debout et qu'aucune zone de pêche n'est largement mise en place ni étendue.
Les écosystèmes deviennent de plus en plus forts, davantage de coraux et de planctons parviennent à évoluer pour survivre dans des eaux plus chaudes et plus acides. Ajoutez à cela une légère hausse du végétarisme et il pourrait se faire que la hausse mondiale de température ne dépasse pas les 3°C.
En conséquence, le monde pourrait éviter les famines d'ici le milieu du siècle. Mais avec une population humaine de 9,7 milliards , la faim et la malnutrition seraient proportionnellement les mêmes que pour une population actuelle de 7,3 milliards d'individus. En d'autres termes, même avec une extraordinaire et improbable combinaison des succès et de chance de ce type, la précarité de notre sécurité alimentaire serait toujours là.
La raison en est simple : nos sociétés et nos économies sont fondées sur l'hypothèse erronée que la croissance perpétuelle est possible sur une planète finie. Afin d'assurer une sécurité alimentaire mondiale (sans parler des droits fondamentaux), pour tous, nous devons reconnaître nos limites, en termes de facteurs biophysiques et sociaux et faire ce qu'il faut pour s'assurer de ne pas les dépasser.
Le seul espoir
Fondée sur cette conviction, l'approche MSF exige que les gouvernements prennent des mesures pour donner le pouvoir aux femmes dans tous les domaines de la société et pour faire en sorte que toutes les personnes sexuellement actives aient accès aux moyens modernes de contraception , avec des femmes libres de se faire avorter si elles le souhaitent. Dans le même temps, les gouvernements doivent résoudre le problème des inégalités de richesse et donc de nourriture, notamment en mettant un frein à la domination des entreprises.
Faute de pouvoir conduire à des niveaux durables de population mondiale, les réformes MSF sont le seul espoir du monde. Mais en l'état actuel des choses, leur mise en œuvre semble peu probable. Les États-Unis, le pays qui consomme le plus, évoluent dans la direction opposée : les femmes ont du mal à maintenir leurs droits génésiques, la répartition des richesses est de plus en plus biaisée et les entreprises deviennent toujours plus puissantes.
Si cette tendance se maintient, en 2050 les systèmes de gouvernance seront encore plus mal dotés pour faire face aux problèmes fondamentaux de perpétuelle croissance de la population ou des inégalités de richesses. Alors que les environnements de se détériorent à cause du changement climatique, de la pollution toxique et de la perte de la biodiversité et services écosystémiques, les gens auront moins de temps et d'énergie à consacrer à la réforme de la gouvernance pour réduire les inégalités ou pour préserver l'environnement. En conséquence, les dirigeants sentiront moins de pression pour prendre des dispositions visant à fournir de la nourriture à ceux qui en ont le plus besoin.
Des mesures audacieuses
Le système social-biophysique regorge de sous-systèmes mutuellement imbriquées. Étant donné qu'il n'y a aucun point vulnérable évident dans le système pour amorcer des changements, les gouvernements doivent aborder simultanément un éventail de problèmes. Les points de départ principaux impliquent d'évincer de la politique le pouvoir de l'argent, d'introduire une fiscalité plus progressive qui plafonne effectivement les revenus des très riches, de s'assurer que les décideurs ont un niveau basique de connaissances scientifiques et de renforcer les droits des femmes, notamment celui de l'accès libre à la contraception.
À l'instar des problèmes sociaux et environnementaux qui peuvent se renforcer mutuellement, il en va de même des actions visant à renforcer nos fondements sociaux et environnementaux. Ce n'est qu'en mettant l'accent sur ces principes de base, plutôt qu'en bricolant simplement à partir des détails de la production alimentaire, que des liens systémiques intrinsèques pourront fonctionner au profit des générations futures.
Par Paul R. Ehrlich, professeur d'étude des populations à l'université de Stanford. Et John Harte, titulaire d'une chaire conjointe à l'Energy and ressources group et à l'Ecosystem science division au College of Natural ressources (université de Berkeley).
Cet article est publié en collaboration avec Project Syndicate 2015 - Nourrir une société imparfaite
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