Quatrorze bébés toute seule
Le Monde.fr/Corine Lesnes
l y a des histoires qui ne se produisent qu'en Amérique. Only in America. Celle de Nadya Suleman par exemple. La belle Nadya avait six enfants quand elle a eu envie d'en avoir un septième. Un petit dernier, promis juré. Avec sa mère et les six premiers, la famille vivait déjà dans un quatre-pièces.
Le médecin n'a fait aucune difficulté. L'American Society for Reproductive Medicine recommande de limiter à deux le nombre d'embryons pour les femmes de moins de 35 ans. Mais ce n'est qu'une recommandation. Le Dr Michael Kamrava avait déjà mis au monde les enfants précédents de la jeune femme. Tous par insémination artificielle, d'Elijah et Amerah aux jumeaux de 2 ans, Caleb et Calyssa. Le donneur de sperme est le même depuis les débuts : un ancien boy friend compatissant. Quand on connaît le papa, cela évite d'aller écumer les banques de sperme. Au moins, aux Etats-Unis, les femmes peuvent étudier les dossiers, tout savoir du donneur, entendre sa voix, ou même voir des photos d'enfance (contre un supplément de 100 dollars). En France, c'est le docteur qui choisit.
D'habitude, sur six embryons, un seul se développait. Cette fois, ça a été le jackpot. "Sur la première échographie, j'ai vu cinq bébés, a raconté Nadya Suleman. Une semaine plus tard, j'en ai vu six. Puis sept. Je me suis mise à prier. Mon Dieu, faites qu'il n'y en ait pas plus !" Mais le plus petit (680 grammes) s'était caché derrière les autres. Lorsqu'elle a mis au monde six garçons et deux filles, le 26 janvier, à la clinique Bellflower de Beverly Hills, il a fallu quarante-six personnes - médecins, sages-femmes et infirmières - pour l'assister.
A 33 ans, Nadya Suleman s'est retrouvée mère célibataire de quatorze enfants âgés de moins de 8 ans. La presse l'a surnommée l'"Octomom". Son ventre aux octuplés est exposé sur Internet, où la photo fait l'objet d'une fascination de spécimen de foire. Celeb TV, la télé people, a décortiqué son "obsession" pour Angelina Jolie, une autre passionnée des bébés. La ressemblance est notable : cheveux de madone, bouche opulente. Nadya Suleman a démenti avoir eu recours à la chirurgie esthétique, mais elle a écrit plusieurs fois à l'actrice pour la féliciter de ses maternités.
L'"Octomom" explique son cas très simplement. La faute à papa-maman qui l'ont mal aimée. "J'avais hâte d'avoir des liens avec une autre personne, ce dont j'ai manqué en grandissant", a-t-elle dit. Son père est ancien militaire irakien. Sa mère, originaire de Lituanie. Leur improbable union a eu lieu à Las Vegas en 1974. Nadya est enfant unique, et elle regrette que ses parents "ne soient pas restés ensemble" rien que pour elle. D'où sa propension à être parent unique et à ne faire que des enfants hors-couple (elle a été mariée quatre ans mais sans résultat).
Après la phase d'attendrissement devant les huit couveuses, la société américaine s'est interrogée sur les octuplés. L'ordre des médecins a ouvert une enquête sur la pratique du Dr. Kamrava, dont une autre cliente, à 49 ans, est enceinte de quadruplés. En temps de crise, c'est surtout l'aspect financier qui a choqué lorsque la presse a révélé que Nadya Suleman vivait en partie sur l'aide sociale et que sa propre mère la traitait d'"inconsciente". La jeune femme touche 500 dollars par mois de bons alimentaires et une pension d'invalidité pour ses deux enfants handicapés (Aidan, 3 ans, est autiste et Calyssa souffre de troubles du langage).
Des dizaines d'assurés ont appelé la compagnie Kaiser pour protester par avance, au cas où le coût d'entretien des octuplés serait répercuté sur leur prime (à l'âge de 2 semaines, les nouveau-nés avaient déjà coûté 300 000 dollars). Des menaces, alors qu'elle venait de lancer un site Web pour récolter des dons, ont conduit l'"Octomom" à quitter pendant quelques jours son domicile. Bref, l'Angelina Jolie du pauvre faisait des enfants au-dessus de ses moyens.
Mais on s'est peu formalisé du fait que Nadya Suleman ait pu faire quatorze bébés toute seule. Comme le fait remarquer la journaliste Guillemette Faure, qui a exploré de l'intérieur le système des cliniques de reproduction américaines, la procréation assistée n'est pas un sujet de débat aux Etats-Unis, tant que les clients sont solvables. Dans un pays où la question de l'avortement mobilise des millions de personnes, les clientes des banques du sperme peuvent faire tranquillement leur marché. "La seule chose qu'on demande à une femme seule qui veut être enceinte, dit-elle, c'est une carte de crédit." Dans son livre (Un bébé toute seule, Flammarion, 2008), elle explique comment les cliniques se sont mises à explorer de nouveaux marchés : les couples gays, les célibataires. Le nombre de grossesses multiples est en hausse. En Californie, quatorze femmes en moyenne produisent des quadruplés chaque année.
Rien de tel ne se produirait en France. Au grand étonnement des Américains, la procréation assistée est, en France, réservée aux couples, et les banques du sperme sont des établissements publics. Les célibataires qui veulent un enfant sont obligées de se rendre en Belgique ou en Espagne. Allez savoir pourquoi, les femmes seules peuvent se faire implanter des embryons à Bruxelles et à Madrid, mais pas à Paris. Only in Europe, diront les Américains.