Tataouine, un éternel bras de fer entre manifestants et autorités

AA

Le mouvement de protestation devient chronique à Tataouine (dans le sud tunisien), cette région désertique mais riche en hydrocarbures. Après les événements de 2017 et dont la suspension a été rendue possible grâce à un accord avec le gouvernement, la situation a éclaté de nouveau au cours du mois de juin sous la pression du chômage et des promesses non honorées. Anadolu agency s'est rendue sur place pour recueillir des témoignages et observer la réalité du terrain.

Chronologie :

Le 18 juin, après une réunion avec tous les représentants du « Harak » des délégations du gouvernorat de Tataouine et sur leur page officielle, le porte-parole, Tarek El-Haddad, annonce qu’il entame une grève sauvage de la faim et l’interdiction de la circulation de tous les camions et véhicules appartenant aux compagnies pétrolières opérant dans le désert de Tataouine.

Une déclaration qui n’a pas été trop applaudie par les commerçants du centre-ville, parce qu’ils savant que cela est synonyme de troubles. Toutefois, dès que les premières bombes lacrymogènes ont été lancées par les forces de l’ordre, ils ont fermé leurs commerces et rejoint le mouvement.

Immédiatement après l’appel lancé par Tarek, des chômeurs portant des gilets jaunes ont érigé des "checkpoints" et ont empêché les véhicules des compagnies pétrolières de circuler à Tataouine-ville et dans plusieurs délégations relevant du gouvernorat.

Des pneus et des poubelles ont été incendiés, des pierres et tout autre objet utile aux barricades ont été jetés au milieu des chaussées. À défaut, certains protestataires se sont même allongés sur le bitume. Impossible de passer.

A Remada (80 km au sud de Tataouine-ville), les chômeurs ont accédé au siège de la délégation et ont exigé la démission du délégué. Un contestataire s’est aspergé d’essence et a menacé de s’immoler par le feu avant d’être empêché par ses congénères.

Le 19 juin Tarek El-Haddad a été transféré à l’hôpital suite à la dégradation de son état de santé.

La police a essayé de négocier avec les jeunes pour lever le sit-in, en vain.

Intervention musclée

Le 21 juin, dès les premières heures de la matinée, le mot d’ordre a été donné aux forces d’intervention pour lever toutes les tentes et les points de rassemblement des chômeurs dans toutes les délégations de Tataouine.

A Tataouine-ville, Tarek et ses compagnons ont été appréhendés. Le même sort a été réservé aux sit-innueurs de Remtha, Bir lahmar, Ghomrasen, Smar, Kasr ouled Dabbeb, Kasr Oun, kerchaou, Oued Elghar et Remada.

Rapidement, les réseaux sociaux ont été bombardés par des appels à descendre dans la rue.

« Nous étions 27 personnes, comme d’habitude, à préparer notre dîner. Tout d’un coup, les portes de l’enfer se sont ouvertes, une importante force sécuritaire nous a encerclés, avec un lancement excessif de bombes lacrymogènes. Ils nous ont surpris et battu brutalement, à bord des véhicules civiles. Paniqués, les moins jeunes ont essayé de fuir, d’autres ont résisté» révèle Noureddine Darza, père de deux fillettes de 12 et 9 ans, sorti avec double fracture à la jambe.

« Mes 49 ans dont témoignent ces cheveux blancs et mon état de santé n’ont pas empêché la voiture de police de m’heurter. 7 policiers cagoulés m’ont ainsi frappé, violemment, faisant usage de toute sorte d’objets : pistolets, matraques, des coups de poing, coups des pieds » explique-t-il.

Avant la révolution, il était chef cuisinier à Dar Djerba, hôtel situé au sud-est de la Tunisie, puis s’est retrouvé au chômage suite à la crise du tourisme, pour s’aventurer, après, entre les sentiers hasardeux de la contrebande. Mais suite à la fermeture des frontières à cause de la pandémie, Noureddine a rejoint les tentes de la protestation.

Il n’a pas payé le loyer depuis 7 mois, mais le propriétaire s’est montré compréhensif.

« Malgré la violence que j’ai subie et les heures passés au poste de police suppliant les policiers de m’emmener à l’hôpital parce que je saignais fort, ce sont les séquelles psychologiques qui me désolent le plus », s’indigne-t-il.

Sous la tente du pont Brourmet, point focal de la protestation, El Mouldi Elghlidh se reposait avec les autres blessés. « Je n’exagère pas si je vous dis qu’il s’agissait d’une pluie de lacrymogènes. Une cartouche m’a touché en plein sur le front, 8 points de suture. Je me suis inscrit depuis 1985 au bureau de l’emploi, mais je n’ai jamais été contacté. Ici on a deux choix. La contrebande ou bien la migration clandestine ».

Un autre cas, Mohamed Guerrani a été touché par un tir lui causant des fractures au niveau de trois doigts.

C’est l’un des chômeurs actifs pendant les manifestations. Il témoigne : « nous attendons depuis 2017 l’application de l’accord, nos demandes sont légitimes. Personnellement, je n’ai pas de passeport ni de carte d’identité, j’ai déposé une demande pour l’obtenir et cela m’a pris presque 3 mois. Que dois-je comprendre ? Appartenons-nous à la Tunisie ou la Libye ? S’ils acceptent de m’accorder un acte de décès je le prendrais sans hésitation. Quand je me rends dans la capitale, je prends avec moi un extrait de naissance, nos demandes ne représentent rien par rapport à ce que ces compagnies pétrolières gagnent. Si l’accord n’est pas honoré, on évaluera la possibilité de transférer le sit-in vers le siège de ces compagnies, au milieu de désert ».

Pour Said Ar’our, « je remercie Dieu parce que c’était moi qui avais été touché et non pas un petit enfant, ils m’ont surpris par un tir de bombe lacrymogènes dans l’épaule. J’ai beaucoup saigné, l’ambulance m’a emmené à l’hôpital. Pendant deux heures je n’ai reçu aucun soin et je voulais sortir, mais j’ai entendu dire que les policiers qui stationnaient devant la porte de l’hôpital voulaient m’arrêter. Je me suis enfuis en enjambant le mur par-derrière et je remercie tous ceux qui m’ont aidé pour se soigner à l’extérieur de l’hôpital ».

Pendant les journées du 20 et 21 juin, les affrontements entre des milliers des sit-inneurs et les forces de l’ordre n’ont pas cessé. Plusieurs cas d’asphyxie ont été enregistrés dans l’hôpital régional de Tataouine, les renforts sécuritaires venant des autres villes proches ont été contrés par les chômeurs qui ont essayé de les empêcher d’accéder à Tataouine, notamment à Bir Lahmar et, plus loin, à Douz.

Le ministère de l’Intérieur a publié un communiqué le 21 juin précisant que : « Suite à l’arrestation d’un individu recherché par les autorités judiciaires, les manifestants ont eu l’intention d’attaquer le complexe sécuritaire avec des cocktails Molotov ce qui a amené les unités à les repousser ».


« Jboura », l’insulte qui ne passe pas à Tataouine

Dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux le 21 juin, un policier s’adressait à la journaliste Afef Werdani et sa collègue qui couvraient les affrontements, voulant vérifier leurs cartes de presse.

Dans la vidéo on entend Afef discuter avec le policier et l’informer qu’elle avait mal aux yeux à cause des gaz lacrymogènes. Le policier lui répondait qu’il «n’est venu de l’autre bout du monde à cause d’une bande de [Jboura] (barbare) pour entendre qu’elle avait mal au yeux ».

Le 28 juin, Afef a reçu une convocation par le ministère public pour l’auditionner en tant que témoin.

L’incendie n’est pas passé inaperçu, les sit-inneurs ont alors exigé le départ immédiat de toutes les unités de police et des excuses de la part du ministère de l’Intérieur. Les affrontements sont devenus alors plus violents.

Le 23 juin, deux mots d’ordre ont été donnés, aussi bien du côté unités de police que du côté des manifestants. Plus de lacrymogènes, plus de jet de pierres.

Tôt le matin, à bord de camions, de voitures personnelles, de motos et même à pied, les chômeurs mais aussi d'autres habitants de Tataouine se sont dirigés vers le tribunal de Tataouine, à 6 km du centre-ville, pour exiger la libération de Tarek El-Haddad et ses collègues et des excuses de ce qu’ils qualifiaient de « bavures policières ».

Des jeunes et moins jeunes, femmes et hommes se sont rassemblés alors en face du tribunal, juxtaposé à un poste de la garde nationale où se sont retirées les forces de maintien de l’ordre, venu en renfort.

Les meneurs des manifestations, avec l’aide des sages ont, alors, réussi à encadrer les jeunes marginalisés en colère et de les empêcher à s’en prendre aux policiers.

Le responsable des unités, présent sur place, originaire de la région, a aussi réussi à calmer la foule en retirant, petit à petit, ses unités. Chaque véhicule qui part est alors sifflé et hué par la foule qui considère ce retrait comme une victoire.

Libération de Tarek

Le 24 juin, Sofien Charyout, l’avocat de Tarek El-Haddad annonce qu’il sera libéré. Un dîner sur la place publique a été organisé pour l’accueillir. Une dizaine de voitures se sont alors rendues à Bir Lahmar à une vingtaine de km de Tataouine pour l’accueillir.

Tarek profitera de l'occasion pour adresser un discours et pour remercier le soutien de la ville. Dans une atmosphère de triomphe et de gloire, quelque 4000 personnes se sont rassemblées au centre-ville, sous les regards du symbole Anoir Sekrafi, mort lors des affrontements de 2017 à El-kamour et dont un géant portrait a été fixé à un poteau de la place. L’hymne national clôturerait ainsi la journée.

Le 26 juin, dans une dernière vidéo publiée sur les réseaux sociaux, après avoir tenu une réunion dans la rue, El-Haddad annonce la poursuite de manifestations pacifiques, la nécessité de limoger le gouverneur de Tataouine, l’installation de tentes dans tous les points habituels, sans paralyser la circulation, ainsi que la reprise des sit-in, soit dans le désert dans le champ pétrolier d’El-kamour, soit dans celui de Naouara, si leurs demandes venaient d’être rejetées encore une fois.

Anadolu Agency a essayé de joindre le gouverneur de Tataouine, sans succès, il s’est excusé au téléphone de ne pas pouvoir nous rencontrer.

Pour rappel, durant l’année 2017, un sit-in avait été organisé par des jeunes chômeurs de la région de Tataouine, durant lequel les manifestants ont installé des tentes devant le site de production pétrolière d’El-Kamour, situé dans le désert, à 100 km de la ville de Tataouine, faisant pression durant près de trois mois sur le gouvernement, pour qu’il réponde à leurs revendications sociales.

Le gouvernement de l’époque avait finalement été contraint à négocier un accord prévoyant des mesures à caractère économique et social, dont un fonds de développement de 80 millions de dinars par an (environ 32 millions de dollars), ainsi que la création de près de 4500 emplois dans la région en échange de la levée du sit-in.


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