Lisha, 99 ans, "grand-mère russe de la Chine": une vie entre Staline et Mao, la Chine au coeur - Prev, Portrait

AFP - Patrick Lescot

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Pékin - De la terreur de Staline à celle de Mao, la centenaire Lisha, veuve russe de Li Lisan, prédécesseur du "Grand timonier", a traversé le XXe siècle et ses prisons en témoin convaincu que seul l'accès au savoir pouvait épargner le pire à l'humanité.

Lisha, 99 ans,
Décorée à 99 ans de la Légion d'honneur par la France lundi à Pékin, Lisha, l'oeil bleu toujours pétillant, surnommée la "grand-mère russe de la Chine", est née Elisabeth Kichkine en 1914, d'une famille de la petite aristocratie terrienne russe de la Volga. Son père, réformateur éclairé --il avait introduit l'école au village--, se suicide lors de son arrestation par la Tchéka, l'ancêtre du KGB, après la révolution d'octobre de 1917.

Prolétarisée dans l'imprimerie, Lisha suit les cours du soir et accède à l'Université à Moscou où elle étudie brillamment le français, avant de faire la connaissance d'un Chinois de 35 ans qui connaît bien la France: Li Lisan. Avec Chou Enlai, le futur Premier ministre de Mao Tsé-toung, et avant Deng Xiaoping, il est de ces jeunes Chinois envoyés en France dès 1919 selon le système "mi-étude, mi-travail". Au Creusot, il rejoint les rangs communistes en 1920, avant d'être expulsé de France avec une centaine de ses camarades pour cause d'incidents organisés à Lyon.

En Chine, remarquable agitateur et "leader de masse", il lance grèves et soulèvements, dont le plus fameux, celui de Shanghai en 1927, conté par André Malraux dans "La Condition humaine", avant de prendre la tête du jeune Parti communiste chinois (PCC) et de participer à la fondation de l'Armée rouge.

Il est à Moscou depuis 1930 pour s'être opposé aux directives de Staline et doit s'y livrer à d'interminables "autocritiques". Lisha l'épouse en 1936.

Le couple s'installe à l'Hôtel Lux, résidence des "kominterniens", les fonctionnaires de l'Internationale communiste. Sous les yeux de Lisha, Li Lisan est arrêté par le NKVD, successeur de la Tchéka, une nuit de février 1938 durant la "Grande terreur" stalinienne. Comme des milliers d'autres, il est sévèrement torturé pour confesser d'imaginaires complots contre Staline. Il échappe de peu à la balle dans la nuque et, sur intervention probable de Chou Enlai, il est libéré en 1940 et retrouve Lisha.

Chassée de l'Université, celle-ci travaille au département de français des Editions de Moscou, avant de rejoindre Li Lisan en Chine en 1946 où il participe en Mandchourie à la guerre civile qui s'achève par la victoire communiste en 1949. Elle lui donnera deux filles, Inna et Ala.

Lisha assistera à la proclamation de la République populaire par Mao sur la place Tiananmen le 1er octobre 1949. Li Lisan est aux côtés du "Grand timonier", mais il est effacé ensuite des photos officielles. Mao en fait son premier ministre du Travail, en hommage à son rôle décisif dans les années 1920.

Lisha ne restera pas longtemps la seule épouse russe d'un ministre chinois: Li Lisan est rapidement limogé par Mao --les deux hommes ne s'entendent pas-- et Lisha servira d'interprète aux différentes délégations françaises en visite à Pékin.

Avec la révolution culturelle (1966-76), la terreur s'abat à nouveau sur le couple. Arrêtés et promenés devant les foules, les gardes rouges leur accrochent un écriteau "Espions révisionnistes" au cou.

Li Lisan disparaît dans la tourmente, officiellement "suicidé" en 1967, une thèse que Lisha contestera toujours avec force.

Elle est emprisonnée durant huit ans, de 1967 à 1975, en isolement total, à la prison de Qinsheng, près de Pékin.

Deng Xiaoping réhabilitera Li Lisan en 1980 devant Lisha, qui prendra prendra la chaire de russe à l'Institut des langues étrangères de Pékin, avant d'être élue à la Conférence politique consultative du peuple chinois (CPCPC). Elle y défendra notamment avec énergie l'accès à l'éducation des jeunes chinoises.

Frêle, émue et parfaitement lucide, Lisha, qui avait fait un récit détaillé de sa vie à l'AFP en 1989, a reçu les insignes d'officier de Légion d'honneur dans une salle de l'Hôpital de l'amitié de Pékin, des mains de l'ambassadeur de France, Mme Sylvie Bermann, en présence de sa famille, de ses amis et de la presse russe et chinoise.

"La France est mon troisième pays", a déclaré la "centenaire" --elle a célébré récemment ses 100 ans selon la tradition chinoise, qui compte l'année de la conception-- avant de lancer en riant un sonore "Merci beaucoup". En français.


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